Quoi de plus banal que de penser et de parler ? On ne s’en rend même pas compte. C’est omniprésent, ça fait partie de nous-mêmes, de notre quotidien. Les pensées sont tellement omniprésentes, comme le bruit de fond qui ne nous dérange plus, qu’il est ardu de se désidentifier d’elles. Elles ont toujours été là, ou en tout cas, on ne se souvient pas d’avoir été autrement. C’est presque ce qu’on connaît le mieux, sans vraiment en avoir conscience. Surgit alors le Moyen Age, sonnant la cloche de la conscience en nous disant ceci : Nous sommes des créateurs. Il dépoussière un joyau qu’on a entre les mains, qu’on pensait insignifiant, qu’on ne prenait pas le temps de regarder, ou auquel on ne pensait pas du tout.
Le Moyen Age va venir nous chercher dans nos simples routines pour y dénicher une identité sacrée. Il va chérir notre réalité ordinaire parce qu’il en décèle une puissance, un don miraculeux, le suprême de l’acte créateur. Hum, très fort ce Moyen Age. Penser et parler sont des attributs divins, ils ont une puissance qui est notable par l’importance accordée à la bénédiction et à la malédiction. On peut connaître la mise en scène médiévale de la puissance de la malédiction avec les rois maudits. Mais qu’est-ce qu’une malédiction ? Ce n’est qu’une phrase, une diction mauvaise, chargée émotionnellement, qui se révèle être une parole performative. Au siècle de Dante, on a conscience du verbe créateur, que le verbe crée. Ainsi les chevaliers s’abstiennent de prononcer une promesse qu’ils ne pourront tenir, car rien n’est « en l’air », et c’est tout l’être qui est engagé.
Mais avant que le verbe soit exprimé, il y a le verbe pensé : comment on pense à quelqu’un, les intentions, les prières. Ce n’est pas juste une question morale. C’est véritablement un outils puissant qui a un impact sur la destinée de l’autre ou sur notre destinée commune. Voilà ce que nous révèle les peuples de l’Enfer et les âmes gravissant le mont du Purgatoire. En Enfer, certains damnés cherchent à être vus ou reconnus par Dante. Si un humain reconnaît son semblable sous sa boue de laideur, s’il voit l’homme avant de voir le monstre défiguré ou le crâne enseveli sous le sol infernal, alors le damné en question retrouve une once d’humanité. Il ne sortira pas de l’Enfer, mais ce lieu sera plus supportable, parce qu’une porte aura été ouverte, sur autre chose, sur une autre dimension de lui-même. C’est la puissance d’un regard humain sur les choses, mais aussi la puissance de notre esprit, comment on se rapporte aux autres, aux choses, au-delà des sourires de politesse ou de la timidité apparente. Dans la Divine Comédie, il n’y a que la vérité crue : grouillante de mondes, de Dieu et d’êtres, il n’y a pas de place pour la comédie sociale. Ainsi Dante nous présente la vérité nue de ce qu’il vit, rencontre, ressent.
Alors, on a accès à ses pensées, et a toute l’importance qu’elles ont pour les âmes désincarnées : la prière, l’intention ou la parole d’un être incarné sont agissantes. Plutôt que de parler de pensée nous parlerons d’intention, car celle-ci conjugue la pensée et l’émotion qui l’accompagne, rendant la pensée créatrice. Le Purgatoire regorge d’âmes qui ont bénéficié d’un « coup de pouce », soit avant de quitter leurs corps physiques, soit après, ce qui leur a permis d’atteindre un cercle de conscience plus grand ou d’éviter l’Enfer. Ces âmes ne se lassent pas de demander à Dante de prier pour elles, surtout lorsqu’il redescendra sur Terre, et d’informer leurs familles de la vérité (réparer les fausses accusations ou leur dire comment elles sont maintenant, au Purgatoire).
Le verbe et l’intention créent. Et plus d’êtres humains émettent les mêmes intentions – Dante et la famille priant pour l’âme – plus la force d’impact est grande et réalise ces mêmes intentions. Dans la Divine Comédie, bien sûr, il s’agit de l’impact qu’on a sur l’au-delà, sur les âmes désincarnées, pour les libérer de leurs chaînes, de leurs poids ou pour les aider à ascensionner. Ce qui est énorme : l’intention est une onde émise, qui traverse l’espace-temps, qui traverse les dimensions, et n’affecte pas simplement la personne, mais son futur en tant qu’âme. Cela influence toute sa destinée ! Et les âmes, une fois désincarnées, le savent : voilà pourquoi elles insistent autant, même si Dante leur ait parfaitement inconnu. Elles savent que tout est interconnecté à tout ; en physique quantique, on dirait que tout est vibration, que chaque atome porte la totalité de l’information de l’Univers, et que deux atomes séparés, mis à des kilomètres l’un de l’autre, réagissent quand même l’un à l’autre. Pour rester dans le métaphysique, c’est ce qu’on retrouve dans le témoignage de certaines NDE, comme celui d’Anita Moorjani : chaque chose ou être avec lesquels on a un contact est un fil ajouté à notre trame de vie, qui se tisse sur l’infini1.
Si on revient sur le plan physique, à quoi ça nous sert de savoir ça ? Si on a pas envie de prier ? Ça nous permet de reconsidérer nos moments d’impuissance. La sensation d’impuissance n’est-elle pas à son comble lorsqu’on voit quelqu’un, lorsque l’on connaît quelqu’un enfermé dans sa souffrance, dans sa bulle, et que l’on ne peut rien faire pour lui ? N’est-ce pas frustrant quand on veut aider l’autre, quand on a tout essayé, mais que ça ne donne rien ? Alors pensons à la puissance de l’intention. Pensons que par les ondes que l’on émet – les intentions comme les paroles – toute une musique se crée pour l’autre, pour les autres, et pour soi-même. Cette musique va se graver sur le disque dur des êtres. Cette musique est un ultrason : il ne s’agit pas de tendre l’oreille, on ne l’entendra pas. Dante ne s’attend pas à voir les effets de ses prières sur les âmes. En fait, il ne les reverra plus, il n’en saura rien. Ou plutôt, il sait que cela a un effet, il en est convaincu, jusqu’au moment où il le ressentira. Et jusqu’à ce moment, il n’attend pas de résultats ni de reconnaissance. Il sait qu’il a un impact sur la destinée de l’autre.
C’est un immense pouvoir qui nous est rendu ici, celui de la création. C’est l’identité de créateur qui nous est rendu. Et, pour rappel, c’est parce que Dante est incarné qu’il a un impact considérable : les créateurs sont sur le plan physique. Tout a commencé par une expression de joie, par le désir de l’échange et de la sublimation de la création. Le Créateur a donné le verbe aux humains, ce « don si grand » duquel nous jouissons, faisant de nous des co-créateurs2. Dante rappelle sans cesse cette jouissance, cette joie de posséder le verbe, précisément parce qu’il est l’outil du Créateur, et que Dieu est Joie. Pourtant, l’on se souvient de la malédiction : le verbe peut être autant destructeur que constructeur. Il y a là une responsabilité, qui, bien comprise, nous écarte du souci des autres, pour revenir à ce que l’on crée en permanence avec nos pensées, nos paroles, nos intentions.
Cela nous ramène à la droiture de la maîtrise de soi, du chevalier qui tranche le négatif et implante la lumière, en restant au centre de lui-même, dans son cœur. Le chevalier n’a pas connu notre époque de croyance en la pensée magique et en la pensée positive : il ne s’agit pas de cela. Il s’agit d’un art de vivre, le chevalier garde la citadelle de son être des pensées envahissantes et brandit avec courage les désirs de son âme. Il veille à l’équilibre de l’ensemble, avec comme maître mot : l’harmonie. Sacré travail ! Responsabilité sacrée ! Pour faire advenir le monde du Créateur : le monde de la joie, de la vérité, de l’harmonie. Et ce, dans l’intimité la plus simple (à ne pas confondre avec être secret), en prenant conscience de ses pensées et de ses intentions. Le chevalier fait le tri et émet celles en accord avec le monde du Créateur, le monde qu’il sert, le monde dans lequel il veut vraiment vivre, à chaque instant.
Le Créateur a voulu l’échange avec l’humanité, l’intereliance, iel3 l’a voulu créatrice : que son monde joyeux, vrai et harmonieux soit sur la Terre. Pour Dante, Dieu est un point qui s’étend en cercles concentriques. L’ensemble de la création sont ces cercles : par l’usage de la pensée et de la parole, l’humanité peut faire pénétrer ces ondes sphériques jusqu’à elle-même, jusqu’à la Terre. Vu sous cet angle… on peut comprendre pourquoi Dante se réjouit. La culpabilité, que l’on associe fréquemment à la responsabilité, est ici aux abonnées absente. Il y a la joie, la joie et la gratitude de ceux qui savent, de ceux qui sentent dans le tréfonds d’eux-mêmes leur véritable nature de co-créateur, qui est un don providentiel.
Voilà comment on peut faire advenir un nouveau monde, aider l’autre, avoir un impact positif sur tout ce qui nous entoure : en changeant la nature de nos intentions. Au lieu de ressasser :« il n’y arrivera pas », penser : « Libère toi ! Courage, tu n’es pas seul ! » avec la conscience que l’intention crée, qu’elle a un impact sur l’ensemble. C’est percevoir l’âme, la belle personne, la fleur en bouton, derrière les jeux de la personnalité, derrière les difficultés qu’elle traverse. C’est voir la beauté, jusqu’à celle des formes géométriques des légumes. C’est l’apprentissage joyeux du co-créateur…
Alors, lorsqu’on se sent impuissant, quand on a tout essayé, lorsqu’on culpabilise, se rappeler de la joie du créateur, de la jouissance du verbe, qui nous appartiennent. Se rappeler que chaque intention émise, que chaque pensée, créent un monde et une dynamique. On possède le don de changer le cours de nos pensées si elles ne nous plaisent pas, ou de leur apporter toute notre attention pour les garder vivantes. C’est vertigineux : tout change en moi et autour de moi simplement parce que mes pensées sont orientées différemment, parce que je choisis de voir plus loin ou autrement. Il n’y a pas d’obligation là dedans, ni de grande mission à accomplir, ni à jouer au sauveur alors qu’on a envie de rester tranquille. C’est simplement voir nos intentions envers l’autre comme Dante vit ses prières pour les âmes : ce sont des « coups de pouce » pour la conscience qui les reçoit, comme si on lui faisait la courte échelle. Cela semble trop simple. Penser et parler semblent trop banal pour être si puissant. Amusons-nous à être des co-créateurs avant de juger quoi que ce soit. Et qui sait ? Peut-être que ce vieux fou de Moyen Age avait raison.

1 A. Moorjani, Revenue guérie de l’au-delà : « Mon expérience était comme un fil tissé dans les immenses images complexes et colorées d’une toile infinie. Tous les autres fils et toutes les autres couleurs représentaient mes relations, y compris chaque vie avec laquelle j’avais eu un contact. » p.112.
2Sur la question de l’origine de la création/langage, voir le De vulgari eloquentia.
3L’emploi du neutre, pour parler de Dieu, me paraît le plus approprié. De même, j’emploie très peu « dieu », pour que notre esprit s’affranchisse de tout un catalogue de dogmes, d’images etc que ce mot convoque, et qui ne sont pas mon sujet.
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