« Par moi l’on va dans la dolente cité,
par moi l’on va dans l’éternelle douleur,
par moi l’on va parmi les égarés.
Justice a mû mon souverain auteur ;
ce qui m’a faite est la divine autorité,
la sagesse suprême et l’amour moteur.
Avant moi rien ne fut enfanté
qui ne soit éternel, et éternelle je dure.
Laissez toute espérance, vous qui entrez. »
Tels sont les mots que Dante déchiffre sur la porte de l’Enfer. Le sens de ces mots lui est « dur ». On ne connaîtra pas « les choses secrètes » dont Virgile l’entretient suite à cette lecture, nous n’aurons pas d’explication.
Pourtant, la deuxième tierce apporte son lot de surprise. L’Enfer a été créé avant la chute d’Adam, avant la chute de l’espèce humaine! La création de cet espace n’a même aucun rapport avec les fautes de l’humanité : elle est en rapport avec l’amour moteur, « l’Amour qui meut toutes choses ». Concevoir la Lumière, ou Dieu, comme ce qui est Amour et non pas comme ce qui est brillant, nous fait sortir de la dualité ombre/lumière: Amour n’est ni brillant ni sombre, il contient les deux. L’Enfer a été forgé, comme toutes choses éternelles, dans le feu aimant du Créateur. L’Enfer n’est pas un espace lumineux qui aurait été altéré, comme on peut le penser pour les anges et l’humanité déchus. L’Enfer est resté tel quel depuis ses origines: la divine autorité a voulu l’Enfer, a voulu l’ombre, le négatif.
Pourtant, les faux pas de l’humanité sont sévèrement corrigés en Enfer, la neutralité d’une légion d’anges est dénoncée, les têtes orgueilleuses et geignardes sont frappées. Tout au long de la Divine Comédie, on lit la condamnation ferme des perversions et des manipulations qui ont cours. Elles sont qualifiées par leur noirceur. Il y a donc deux ombres : l’ombre satanique et l’ombre christique. L’ombre christique, c’est l’ombre créée par Amour, par « le souverain auteur », c’est l’ombre divine, l’ombre pure.
Celle-ci est représentée par l’Enfer, en tant qu’espace, et sa hiérarchie, c’est-à-dire par les êtres qui gèrent cet espace et font respecter les lois divines. Les êtres de l’ombre pure sont des représentants de la Justice, des guides, des gardiens du seuil, des passeurs. Géryon par exemple, le monstre hybride, fait partie des êtres de l’ombre pure : Dante et Virgile descendent d’un cercle infernal à un autre sur son dos. Ces êtres ont tantôt forme humaine (Achéron), tantôt forme de géant et de créatures mythologiques. Ils aiment que les lois divines soient respectées : plusieurs fois Virgile doit présenter un laisser-passer, un arrêté divin leur permettant de fouler l’Enfer, car là n’est pas leur place. Les êtres de l’ombre pure, l’Enfer1, ne sont pas coupés du divin comme on se l’imagine : ils œuvrent dans la conscience de l’unité, au service du Christ. Ils sont mus par la même force d’Amour que les anges et les archanges. Les uns et les autres sont telles les polarités négative et positive de l’électricité, du même Feu.
Il ne faut pas se méprendre ! L’ombre satanique, ou l’ombre impure, a aussi sa hiérarchie d’êtres et son organisation. Les deux hiérarchies finissent par se rencontrer en Enfer. Les êtres de l’ombre pure appliquent les peines pour les êtres de l’ombre impure et pour les êtres, consciemment ou non, qui les ont rallié, se coupant de l’amour christique. C’est le cas des centaures par exemple, qui surveillent et châtient les tyrans.
A quoi reconnaît-on la pureté de l’ombre ? Quelle aide a-t-on pour la discerner? Il faut revenir à l’origine de sa pureté, à son essence: l’Amour moteur. Pour Dante, l’Amour signifie la force motrice et créatrice universelle. C’est la Vie en mouvement. Voilà ce qui caractérise l’ombre pure: son mouvement. Elle fait partie des forces évolutives de la Vie, elle participe à ce grand mouvement céleste d’évolution et de co-création. Elle fait partie de l’équilibre cosmique. De manière tout à fait différente, les êtres de l’ombre pure et les êtres de la lumière pure participent à l’évolution et à l’ascension de Dante.
Contrairement à l’ombre impure, qui tient son impureté de sa coupure avec l’Amour moteur. Par conséquent, coupée de la Force animatrice, motrice, elle ne peut pas elle-même être en mouvement. L’ombre impure fige les êtres et les emprisonne plutôt que de les faire évoluer. Par exemple, la mort de Béatrice est l’épreuve permettant à Dante de s’ouvrir à un plus grand amour: l’épreuve est de l’ombre pure. Mais au lieu de répondre à cette invitation céleste, Dante se noie dans la souffrance, se figeant sur l’image perdue de Béatrice: la souffrance est de l’ombre impure, elle est involutive. Béatrice intervient en apparaissant en songe au poète, lui donnant le coup de clé nécessaire pour faire redémarrer son moteur. L’ombre impure est une force involutive au profit du pouvoir personnel. On pourrait dire que l’ombre impure est une pierre sur la piste de danse des êtres. Elle les contraint, les déphasant du grand jeu de lumières célestes: ils ne sont plus en rythme. En même temps, ce n’est qu’une pierre à un moment du parcours: la piste de danse cosmique s’étend à l’infini.
L’âme humaine, dans son parcours sur Terre et ailleurs, est confrontée aux deux ombres. Par son libre arbitre, elle peut choisir de s’associer à l’une des deux, aux deux, ou choisir la lumière pure2. Elle peut aussi être dupée. La confusion entre la lumière et l’ombre règne, l’ombre impure pouvant se présenter sous un jour lumineux ; cette fausse lumière est mainte fois dénoncée dans la DC.
Il faut avoir le pied marin pour lire la Divine Comédie. Les balises entre le bien et le mal s’estompent, l’esprit est désorienté, on voudrait savoir, mais on ne sait plus. Combien de fois Dante est pris de vertiges sur sa route, et tombe dans les pommes en Enfer ! Combien de fois, à la rencontre des damnés, il vit un grand retournement ! Comme C. Singer l’écrivait : « c’est à une aventure de libération et non de morale, de radical retournement et non de progrès que nous sommes conviés !3» Dante vit une aventure de cet ordre au 7e cercle de l’Enfer : « Vous ici, messire Brunetto ?4» s’étonne-t-il, reconnaissant son ancien maître parmi les violents envers la nature. Premier retournement : s’apercevoir qu’un proche, aimant et aimé, est en Enfer. Qu’est-ce que l’Enfer exactement, et pourquoi s’y retrouve-t-on ? Dante prend conscience qu’il croyait savoir, mais n’en sait rien ; sa conception humaine des peines et des récompenses est trop loin de la réalité. Second retournement : dans cet abîme de feu, Brunetto Latini conseille Dante et l’avertit de l’adversité qu’il rencontrera sur Terre5.
Et lui à moi : « Si tu suis ton étoile,
tu ne peux qu’arriver à glorieux port,
si j’ai été bien avisé durant le beau capital ;
et si je n’étais pas si vite mort,
voyant le ciel pour toi aussi bénin,
j’aurais été pour ton œuvre un support.
Mais cet ingrat peuple malin
qui descendit de Fiesole naguère,
tient encore de la pierraille et du vilain,
se fera ton ennemi, pour ton bien faire ;
et c’est à raison que ne peut fructifier
le doux figuier entre les sorbiers amers.
Ancienne réputation dans le monde les traite d’« aveuglés » :
gens avares, envieux et superbes :
de leurs habitudes il faut te nettoyer.
Ta fortune tant d’honneur te réserve
que l’une et l’autre partie seront affamées
de toi ; mais il y a fort loin du bec à l’herbe6.
Dans cet Enfer, il n’y a pas que des cris de douleur et de plainte, il y a aussi un jet de prudence et de sagesse : Dante entend sa première prophétie. La lumière n’est pas bien loin de l’ombre. Dans cette ombre, à cet instant d’écoute de Sire Brunetto, une pureté se vit, et Dante se dit plein de respect. Ce respect sacré, c’est déjà ce qui se dégage de son face à face avec la porte de l’Enfer.
Voilà peut-être où nous mène ce vertige, quand l’ombre et la lumière se mêlent : au respect. Au silence derrière nos catégories étroites. A la pureté qui sous-tend ces deux forces vives, qui les constitue. Ainsi conçu, il ne s’agit plus de se départir de l’ombre, de la craindre, d’en être sauvé. Il s’agit pour l’esprit pèlerin7 d’unir dans la justesse l’ombre et la lumière. Il chemine avec elles en visant la pureté, une et originelle. Il utilise son bâton de pèlerin en pourfendant ce qui est impur, se redressant lui-même à chaque occasion8. Tout retrouve sa juste place et sa juste proportion: l’ombre, la lumière, la pierre de l’ombre impure que l’on croyait être une montagne infranchissable.
Une chose est certaine avec l’Enfer de Dante : il n’y a pas de lumière sans ombre. Autrement dit, on ne peut pas accéder à la lumière tant attendue si on ne veut pas voir l’ombre. On ne peut pas accéder à la Lumière, ou Pureté, si on s’enveloppe dans la lumière. Ne cherchez plus la porte des étoiles : Dante l’a trouvé au fond de l’Enfer, le lieu de l’opacité matérielle, au fond de la matière, au tréfonds du corps, derrière la barrière de peur et de contrôle, pas plus grosse qu’un atome, aussi noire que la voûte céleste.
1 Il y a une différence entre l’Enfer, en tant qu’espace hiérarchisé de cercles de conscience structurés, et les damnés, qui, pourrait-on dire, se sont arrêtés dans cet espace au lieu de le traverser. Un proverbe connu par Dante dit : « chi non s’arresta non s’arrosta », « qui ne s’arrête pas ne brûle pas ». C’est pourquoi Dante est enjoint à ne pas s’arrêter, à rester en mouvement.
Comme il y a une osmose entre les habitants des lieux et les lieux, on peut se demander si l’Enfer était aussi laid à son origine, ou s’il s’est enlaidi en hébergeant les âmes en arrêt.
2 La lumière pure se distingue de la lumière impure, c’est-à-dire de la fausse lumière qui est en réalité de l’ombre impure se faisant passer pour de la lumière. L’ombre pure ne se fait pas passer pour de la lumière car elle ne manipule pas, elle est droite. Tel le symbole du yin et du yang, le noir ne cherche pas à être blanc mais forme un tout avec lui.
Je parle aussi de lumière pure pour faire la différence avec les lumières que sont les âmes humaines. Les anges et archanges sont de lumière pure et sont dans la lumière pure. Ils sont parfaits. Les âmes humaines sont des lumières pures dans une matière en voie de purification, qu’elles doivent purifier. Pures étincelles, elles grandissent en feu. Elles évoluent. Une matière devenue pure, c’est le trasumanar de Dante au Paradis.
La Lumière, avec un grand « L », est synonyme d’Amour, de Dieu, faite de lumière et d’ombre pures.
3 Christiane Singer, Derniers fragments d’un long voyage, p. 91.
4 Enf., chant XV, v. 30.
5 Dante a été condamné à mort et exilé pour sa prise de position politique et ses écrits.
6 Enfer, XV, v. 55-73.
7 Dante se dit pèlerin sans toute fois avoir fait de pèlerinage, d’après les faits historiques connus. Esprit pèlerin : c’est une façon d’être, ce n’est pas une activité. C’est une marche à l’intérieur de soi, vers son centre d’Amour universel.
8 L’impureté commence en soi : pensées, paroles, actions… viser la pureté, en tout, commence donc aussi par soi-même : pensées, paroles, émotion, actions… pures, transparentes, impeccables. Virgile, guide de Dante, le lui dira plusieurs fois, comme on l’entend dans le vers célèbre : « Reste droit comme la cime… ». On rejoint ici l’art de vivre chevaleresque que Dante connaissait, qui demande vigilance, discipline et rectitude.