« Le Roi est la Terre, la Terre est le Roi !» : Devise d’Excalibur, la clé du saint Graal et de la résurrection du royaume d’Arthur... La terre meurt sans son roi et elle réagit au moindre de ses états d’âme. Ainsi ses saisons changent, et son âge d’or attend un roi pour renaître. La chevalerie arthurienne est un printemps dont on attend le retour. Elles est la mémoire d’un temps où « ce qui est divisé était un ». C’était l’époque de l’unité de l’humanité, de l’osmose entre tous les règnes (humain, animal, végétal, minéral). Ces mémoires d’unité attendent d’être réveillées à grande échelle. Elles dorment dans la Terre, dans les corps humains, étant tombées telles des feuilles mortes au fin fond des consciences.
Dante est imbibé des codes chevaleresques, dont la poésie des troubadours est le langage. Ces codes peuvent réveiller les mémoires d’unité et faire refleurir une terre sèche. La noblesse étant de cœur et non de sang pour notre auteur, la royauté chevaleresque n’a rien d’héréditaire… elle appartient plutôt aux cœurs purs, aux êtres courageux1, capables de réveiller ces mémoires endormies et de recréer la Table aussi Ronde que la Terre.

Dante n’attend pas de roi pour agir : le trône impérial est vide au Paradis, le chef politique n’est pas encore arrivé. Tel Aragorn, peut-être hésite-t-il à se reconnaître, à moins qu’il lui manque l’union à la communauté de la Lumière. Quoi qu’il en soit, en quête d’unité, Dante s’attelle à la tâche : il bâtit une langue qui les réunira tous, l’italien. Dans cette langue de l’union, il exprime l’unité…
L’unité est d’abord la même que celle dépeinte dans la légende arthurienne, au temps où l’on écoutait les magiciens alliés à la Nature. Elle est celle de l’osmose de l’être humain avec son environnement : les deux ne font qu’un et s’épousent pour le meilleur et pour le pire. Tout s’obscurcit autour de Dante lorsqu’il est en proie à la tristesse, tout change de forme, s’enlaidit et s’assombrit2. Cette correspondance, entre la météo intérieure et l’environnement extérieur, est également très présente à la Renaissance, chez Shakespeare notamment, et dans des contes et légendes jusqu’à nos jours3. L’humain devra se souvenir de la devise salvatrice : « la Terre est le Roi, le Roi est la Terre ». Il se la remémore par ses expériences : il doit voir dépérir son environnement en même temps que lui, et voir renaître les terres avec la floraison de son âme, pour comprendre qu’il est uni à la Terre.
Plus précisément, l’humain devra sortir de son enfer, qui l’a plongé dans un égocentrisme aigu, avant de réaliser la portée de ses errances, la portée de sa force à la fois destructrice et constructrice. Pensons aux expressions comme « cercle vicieux », « cercle vertueux », « spirale ascendante » pour mieux comprendre cela. Les cercles de la Divine Comédie sont tels des anneaux imbriqués, reliant l’ensemble des êtres. La force ou l’énergie employées s’étendent depuis le cercle qui les a émises en cercles concentriques, se répercutant sur l’ensemble des cercles intriqués, du proche au lointain4. L’énergie remplit en premier le cercle qui l’a émise, puis elle se répand et remplit les cercles alentours. Concrètement, cela signifie que les autres sont comblés avec nous, d’amour par exemple, quand on en est rempli soi-même. En négatif, cela induit qu’on ne peut pas nuire à quelqu’un sans se nuire à soi-même. Tout est relié: on ne peut pas envoyer de flèches empoisonnées sans qu’elles nous transpercent la poitrine et rendent la terre malade. Au chant XXXII de l’Enfer, un lac gelé s’étend à perte de vue : tous sont pris dans la glace. Ressemblant à des statues de sel, les âmes des damnées, pétrifiées, n’ont plus rien de vivant. Face à ce spectacle, le sang du lecteur se glace aussi, plongé à s’y méprendre dans la galerie de Méduse. Le lac même est réifié, ressemblant plus à du verre qu’à de l’eau5. Qu’est-ce qui glace le sang des hommes ? La peur. Selon Virgile, le guide de Dante, le sang se solidifie dans les veines à cause de la peur : la peur génère du froid et coagule le sang. Ainsi le lac glacé miroite le lac du cœur6, gelé.
Voilà une toute autre manière de penser notre empreinte environnementale!
Heureusement, sorti de l’Enfer, cela se sait : les âmes du Purgatoire retrouvent l’union entre elles d’abord. Las de tourner en rond dans l’isolement de la conscience, elles avancent en groupe, dans des paysages plus doux, jusqu’au paradis terrestre. Les âmes du Paradis, quant à elles, se meuvent à l’unisson, tels les battements de cils. Ces dernières sont indissociables, comme elles sont indissociables de leurs planètes…
Voici un autre aspect de l’unité : après celle de l’être avec son environnement, celle des peuples avec leurs planètes. Un signe d’osmose entre les âmes et leur planète est la coloration : dans le ciel de Mars, caractérisé par le rouge, tout change de couleur pour se rougir. Ou encore, sur Vénus, planète de l’amour, les âmes vénusiennes sont empreintes d’une capacité plus grande à aimer.
Pourquoi toutes les planètes du système solaire vivent-elles consciemment cette osmose, sauf la Terre et les terriens7 ? Le Paradis fait régulièrement mention des déviations qu’a connu l’humain. La plus soulignée est celle de la corruption des pouvoirs temporels et spirituels, qui ont divisé l’humanité plutôt que de l’unifier, la coupant par la même occasion de ses racines à la Terre. Mais avant de se répandre sur la Terre (entre humains), la corruption est dans la Terre: c’est celle du logement de Satan et de sa légion d’anges déchus dans la Terre – les intrus descendus du Ciel. Avant cette intrusion, ni la Terre ni les humains ne connaissent les maux tels que la guerre, la violence, les maladies. Ainsi, même si les terriens ont oublié l’osmose avec leur planète, il n’en reste pas moins que l’osmose existe: leurs histoires et leurs évolutions sont indissociables.

Comment l’humain devient-il un roi ? Le roi a fait alliance avec la Terre, il œuvre pour elle et c’est d’elle qu’il tient la force de son épée. Il a prêté serment à la Terre et au Ciel : il est le canal entre les deux, il est celui qui refait le lien défait8. Ses mains et ses mots guérissent, nécessairement : le corps de la Terre est malade, elle a d’abord besoin de soins. Comme il n’y a pas de séparation, le Roi se guérit lui-même en même temps qu’il guérit la Terre. Le roi serait l’humain qui se souvient de l’unité. Il apparaît être un non sens de prendre soin de la Terre sans prendre soin de son corps, car les deux sont un. Si l’humain croit en leur division, alors il ne pourra gouverner de royaume, il ne pourra faire l’unité en lui ni sur la Terre.
Mais tout roi avant d’être couronné est chevalier. Que sait-on des chevaliers ? Qu’il arrive toujours un moment où ils errent dans la forêt. Le siège du roi est vide, tandis que Dante vague à travers une forêt obscure… cette forêt est aussi celle de l’esprit. Elles est l’errance bien connue de tous, de pensée en pensée, de scénarios en scénarios, plus ou moins obscurs. Merlin avait prévenu Arthur: elle est la forêt la plus redoutable. Plusieurs pensées contradictoires, plusieurs chemins éparpillés se présentent au chevalier, qui s’y engouffre, se divise, oublie son nom et finit genoux à terre, épuisé. En quête d’unité, le voilà perdu dans la multiplicité, dans une forêt aux pousses malingres, enveloppée d’un voile brumeux. Doit-on se blâmer lorsque l’on se rend compte de notre errance mentale ou émotive, de notre division intérieure? Que fait Dante, une fois sorti de la forêt ? Il témoigne. Ce sont les premiers mots de la Divine Comédie. Il reconnaît l’illusion dans laquelle il a été : « je dormais, je rêvais ».
Y est-il resté trop longtemps ? Est-ce trop tard ? Ces questions, Dante ne se les pose pas. La traversée de la forêt est hors du temps. Il n’est pas question de temps mais de sortir de la forêt de l’esprit pour revenir à la maison du cœur, là où siège le trône de chacun. Se souvenir de sa quête et suivre à nouveau le soleil dans sa course vers l’unité.
Avis à tous les chevaliers : lorsque vous vous rendrez compte de votre errance dans la forêt, c’est qu’à ce moment là vous en serez sorti. Lorsque les routes multiples s’effaceront devant vous, telles les ombres au soleil, laissant place au vide, à l’inconnu, alors c’est que vous serez sur le bon chemin, celui du cœur, aux portes de l’Univers. A l’image de l’étoile du berger, ce chemin est le plus brillant d’entre tous : il est l’Un, il les surpasse tous, et ramène chaque chevalier dans son royaume. Dans l’entre deux, au moment où l’étoile du matin brille pour nous, mais qu’on est encore imbibé de la forêt qu’on vient de quitter, on peut se souvenir de cela : ce sont les chevaliers qui errent. L’errance fait partie du parcours de chaque chevalier. On a envoyé les chevaliers à la lisière de la forêt, sans certitude, sans savoir sur quoi ils tomberont, mais une chose est certaine : ils sont les seuls à avoir la force de la traverser et d’en sortir. On sait que leurs épées coupent toutes les lianes et que leurs cœurs purs battront toujours au rythme de l’unité, jusqu’à cogner à la porte de leur conscience endormie. Alors, en reconnaissant son errance, Dante ne témoigne pas tant d’une erreur que d’une expérience signant sa bravoure, revendiquant son appartenance à la noblesse de cœur. Il revient à lui-même triomphant, comme on revient du champ de bataille victorieux.
Dans les trois cercles de l’Amour, dans Ses yeux, Dante sera à nouveau indivisible, il fusionnera avec l’Un. L’Amour est le liant entre toutes choses, l’indivisible : c’est simultanément la grande mer de l’être et le vent soufflant sur le navire afin de lever les voiles (de l’illusion) et d’arriver à bon port, celui de l’unité.
Puis, une fois avoir touché l’unité, après avoir fait l’expérience de l’indivision avec le Tout, Dante ne monte pas plus haut dans le Ciel, non… il revient sur la Terre, il la sert. Il revient pour que l’unité soit à nouveau sur la Terre. Après tout, la Terre est le Roi, non ? Et, comme tout noble cœur, Dante est au service de son Roi.

1En ancien français, « coeur » signifie à la fois « coeur » et « courage ».
2Vita Nova.
3Le Seigneur des Anneaux, le Cristal Majeur, Kirikou, Princesse Mononoké, Avatar... autant d’œuvres bien différentes qui nous montrent l’intereliance des habitants et de leur terre, et comment, à chaque pas, la terre vibre et réagit immédiatement : les fleurs flétrissent, la vie végétale revient… en fonction de la noirceur ou de la clarté de l’être qui la foule, de sa liberté retrouvée ou de sa souffrance.
4 Cela est vrai surtout pour les anneaux du Paradis : en Enfer, la répercussion est limitée à un certain point. Les cercles de conscience trop nuisibles sont limités dans leur impact et leur influence, tandis que les cercles de conscience lumineux, représentés par Béatrice, le Christ, peuvent agir directement sur les cercles infernaux. Les cercles de consciences les plus évolués (Paradis) ont une répercussion lumineuse sur l’ensemble des cercles de conscience (Enfer, Purgatoire, Paradis).
5Enf.,XXXII, 22-24.
6Expression employée dès l’Enfer, I, 19-21.
7 Rappelons que Dante est un auteur du XIVe siècle : c’est au XVIe s. qu’un auteur comme Montaigne s’intéressera aux peuples « primitifs », en communion avec la Terre…
8Voir G. de Sorval, la voie chevaleresque et l’initiation royale dans la tradition chrétienne.
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Une réponse
Magnifique! Et tellement bienvenu dans cette période tourmentée, aussi bien dans le collectif qu’à l’intérieur de chacun. Mais il appartient à chacun d’entre nous de réveiller cette conscience, de faire briller sa propre lumière et ainsi d’éclairer : »il est plus important d’éclairer que de briller seulement » (St Augustin). Nous sommes dans une période de nettoyage ;belle image que celle du chevalier, il tranche avec l’épée, et tient la coupe.À nous de trancher et de remplir la coupe. Le chevalier me fait penser à l’Archange Mickaël et au Christ, le combat entre toutes ces forces qui divisent, comme tu l’as si bien décrit, pour aller vers la lumière et l’Un, enfin accueilli et accepté. Merci Sarah pour ce commentaire tellement profond qu’il nous bouscule. Merci à Catherine pour ces illustrations qui m’ont rappelé celles du Petit Prince.