L’amour meut le pèlerin, le soleil et les autres étoiles

Cet après-midi, j’avais à l’esprit « Quand on a que l’amour » de Jacques Brel. C’est une très belle chanson, qui finit ainsi : « Quand on a que l’amour/pour parler aux canons(…)/Alors sans avoir rien/que la force d’aimer/nous aurons dans nos mains/amis, le monde entier. » En l’entendant, on peut trouver ça mièvre, moi ça m’a toujours galvanisé. J’ai soudain pensé à la définition de l’amour qui clôture la Divine Comédie : « l’amour meut le soleil et les autres étoiles ».

On peut dire qu’il s’agit de l’amour avec un grand « A » : Dante fait rimer amour avec force. C’est une force tellement puissante qu’elle fait se mouvoir le système solaire! Prise dans ce sens, l’amour est la force de cohésion de l’univers et de tous les mondes (de tous les cercles de conscience de l’Enfer au Paradis). Elle est la force d’attraction – l’aimant aimant – responsable de l’harmonie du Tout, c’est-à-dire de la cohérence de l’ensemble, un feu gouvernant les gravités terrestre et spirituelle1. Ce que décrit Dante en le nommant « amour », les physiciens l’appelleraient la force fondamentale !

Notre conception humaine de l’amour est ainsi satellisée, Dante la balaye. Par sa compréhension de l’amour, il crée un schisme avec l’amour prêché par la religion chrétienne : notre auteur met bon nombre de religieux en Enfer, et il les met dans le cercle des imposteurs. Quelles sont ces impostures ? Ce sont des croyances inculquées aux peuples, fondées sur une fausse définition de l’amour : endurer sa vie, justifier la souffrance, accepter l’inacceptable, s’oublier, sous prétexte d’amour inconditionnel et d’accueil sans réserve, au nom de l’Amour et de sa volonté. Ou encore, se réserver à Dieu sous prétexte de l’Amour : or, en tant que force de cohésion et de cohérence de l’univers, l’Amour étant la force motrice de toutes choses, alors cette force est dans tout, y compris les êtres humains.

Avons-nous eu raison de chercher l’Amour ailleurs qu’en l’humanité ? Après tout, cet amour là, personne ne semble l’éprouver à part Dante. Comment reconnaître un humain aimant sans la grille des actions jugées aimables et non aimables, juste à partir de cette idée abstraite de force fondamentale ? Il faut revenir au point essentiel pour Dante : l’harmonie, qui est forcément une unité, une cohérence. Un être aimant est donc un être en harmonie avec lui-même, cohérent. L’âme, ou la conscience qui habite le corps humain, est tel le soleil autour duquel tous les atomes du corps tournent. Les atomes, eux, sont comme les planètes et les « autres étoiles », et le mouvement harmonieux de chacun est généré par l’amour, qui est tel l’espace, cette lumière noire dans laquelle tout se meut et tout flotte en même temps. Autrement dit, le macrocosme et le microcosme sont en correspondance. Cette correspondance est le sens profond du mot « harmonie ». Dieu nous a fait à son image, mais Dieu est dans l’agencement de l’univers: l’humain est à l’image de l’univers, on retrouve le principe du système solaire en lui. Chez Dante, Dieu n’est pas en surplomb, en train d’agencer l’univers comme on jouerait aux marionnettes. C’est la force qui meut l’univers, donc elle est à la fois un principe interne (dans le soleil par exemple) et externe (l’espace autour du soleil).

En ce sens, l’amour est absolument tout ce qui existe. Il y a par contre des matières1 qui la laissent plus passer que d’autres : « Sa gloire pénètre tout chose, et resplendit/davantage en tel lieu, moins en tel autre2». Ainsi le Soleil pour Dante prend le plus de cette force, il est l’astre qui se laisse le plus mouvoir par cette force d’animation, ce qui change à la fois sa luminosité, son rythme et sa composition (très lumineux – rapide- corps léger). Il en va de même pour l’être humain. Cependant, Dante fait le constat suivant : l’humanité se trouve dans un état de disharmonie profonde, à commencer par lui-même, avec ses errances dans la « forêt obscure ». Son but, sa quête essentielle, à travers ses ouvrages, en tant qu’être humain, est de se ré-harmoniser, sur tous les plans, afin de redevenir un soleil central, autour duquel tous les atomes de son corps tourneront selon un ordre parfait, le tout étant cohérent, accordé3.

Mais avant d’être un soleil, Dante est un pèlerin, dont la route est semée d’embûches. La première est la croyance que la quête est vaine, croyance due aux questions inutiles, qui épuisent le pèlerin et l’empêchent d’utiliser les bâtons de lumière ou de marcheur qu’il a à sa disposition pour avancer4. Le second écueil est de vouloir bien faire, qui nous fait croire qu’on est arrivé parce qu’on est satisfait de nous alors qu’on y est pas, qui nous donne bonne conscience et ainsi nous limite, s’accompagnant aussi de pensées inutiles :

Toi-même tu t’encombres

de fausses rêveries, sans découvrir

ce que tu pourrais voir en les chassant.5

Paradis, I, v. 88-90

On applique la règle apprise d’aller à la messe par exemple, et on prie pour la paix sur Terre, sans se rendre compte que toute la journée nos pensées étaient colériques et nos vœux avaient plutôt le goût de la vengeance. On est dans le bien faire, mais aussi dans la disharmonie, il y a une incohérence entre nos actions, nos pensées et nos intentions. A ce stade, le pèlerin s’est encombré de fausses rêveries et sans s’en rendre compte, il s’est mis un stop, tronçonnant sa vie entre la messe et son quotidien, se contentant ainsi d’avoir accès à un rayon, quand tout le soleil est à sa disposition. Le rayon, c’est le moment de conscience, d’états intérieurs élevés que l’on s’offre, où l’on peut se sentir en lien avec le Tout, où l’Amour semble nous mouvoir car à cet instant tout est fluide, tout est clair, tout s’agence parfaitement bien dans notre vie. Ainsi Dante choisit d’avancer en prenant le temps de s’arrêter pour se ré-harmoniser, pour s’ensoleiller :

comme un pèlerin qui veut rentrer chez lui,

tel, de son geste infusé par mes yeux

dans l’imagination, jaillit mon geste :

je fixai le soleil plus que nul homme6.

Par., I, 50-54.

Le courage du pèlerin est d’accepter qu’il n’y a ni mal faire ni bien faire. Par contre il y a l’amour qui meut toutes choses, y compris lui-même. Quand le pèlerin sait cela, il a le choix entre le filet de pêche (la grille d’analyse, de questions, de catégories bien/mal…) ou l’eau qui coule à travers (l’amour). Ça sera l’un ou l’autre, une vie de pêcheur ou une vie d’aimant. En résonance, je cite Khalil Gibran : « Quand l’Amour t’appelle, il faut le suivre, même si ses chemins sont raides (…) quand l’Amour te parle, crois-le, même si sa voix doit balayer tes rêves comme le vent du nord dévaste le jardin7». Le pèlerinage demande le courage de reconnaître qu’il n’y a aucune question à se poser, voire plus on s’en pose, plus on s’éloigne du soleil. Dire qu’il n’y a aucune question à se poser ne signifie pas foncer tête baissée dans la gueule du loup, mais plutôt reconnaître qu’on nous a menti : il n’y a ni bien faire ni mal faire. Cela a des conséquences innombrables, notamment sur l’automatisme de se placer ou de se laisser placer en Enfer ou au Paradis, en fonction de combien de cases « bien/mal » nous avons coché. Jouer au juge suprême (pour soi ou les autres), avec ses punitions et ses récompenses devient tout d’un coup vide de sens, parce que le pèlerin n’y croit plus, les règles de ce jeu s’effacent. Ces règles sont comme des barrières sur le chemin; elles s’effacent lorsque le pèlerin veut finalement aller plus loin, lorsqu’il ne se satisfait plus de ce qu’il a vu et a le goût de la découverte. Il reprend son bâton et se remet en mouvement, dans le mouvement de l’amour. Dante, auto-proclamé pèlerin, est arrivé sur le soleil et il suit l’appel de l’amour, sans condition, jusqu’à la rose céleste, malgré toutes les épines, toutes les résistances qui le lacèrent pour le maintenir sous leur joug, tout simplement parce qu’il choisit de vivre selon le mouvement aimant, qui est propre à chaque être mais s’ondule différemment selon chacun.

Le vocable « pèlerin » est une clé précieuse pour sortir du dogme du bien faire. Le pèlerin est un marcheur, ce qui signifie qu’il est incarné, le corps bouge : ce qui distingue l’action du bien faire de celle du pèlerin, c’est le fait de la ressentir dans son corps, ressentir ses effets dans sa chair, sa justesse, sa nouveauté, ou pas. Conscientiser ses sensations physiques, les signaux du corps qui accompagnent l’action est fondamental. Et comme le corps bouge, aucun doute ou hésitations jugulant l’action ne tiennent. Mû par l’amour, le pèlerin ne sait pas d’avance ce qui va arriver, quelle action Amour va lui insuffler, quelle vérité, quelle nouveauté vont surgir de ses mains, de sa bouche. Il ne connaît pas la forme que prendra l’élan de l’acte courageux et de la parole juste, qui peuvent être de virer les marchands du temple ou de tendre la joue : la justesse n’a pas de règles ni de recettes.

Par ailleurs, le pèlerin se définit par son voyage, par le fait d’être en mouvement : comme pour le requin, la fixité est signe de mort, c’est la fin du voyage8. « Ne t’arrête pas » dit Virgile à Dante, lorsque ce dernier aimerait s’asseoir un peu en Enfer ou après avoir gravi des marches de conscience. C’est le piège de tous ceux dont la conscience s’éveille : se croire arrivé. Pourtant, lors de l’éveil, on ne voit qu’un filet de lumière qui passe à travers les volets et la lueur qui traverse la pièce n’est pas un refuge pour faire une pause. Même Satan, le plus lumineux d’entre tous, s’est fait prendre au piège ! Se croire arrivé est fatal, c’est signer notre arrêt de mort, cet état de fixité, le plafond de verre où on ne bouge plus. La fixité est représentée par les corps gelés en Enfer ou par ceux empêchés par la boue, la poix et les écorces.

Pourtant, sur le chemin, on éprouve bien de la lassitude, de la fatigue, et on a envie de se reposer un peu. Or, le pèlerin continue. Quel est ce surhomme ? Dante a envie de faire une pause ou n’a pas envie d’y aller lorsqu’il traverse l’Enfer et le début du Purgatoire : à ce moment, il est éveillé, il s’est mis en route, mais il n’est pas encore un pèlerin aguerri : il le deviendra, par son choix répété de lâcher les filets de pêche, un à un, sans jamais se retourner. L’état d’abandon remplacera les règles intérieures, les questions, les certitudes. De l’abandon à l’abondance, il n’y a qu’un pas, qu’une marche de plus à gravir, et tout coule à flot, et le pèlerin redevient ce soleil mû par l’amour.

Dante arrive alors dans « la grande mer de l’être », où des vagues de Lumière roulent. Quel farceur, ce pèlerin ! Le voilà son secret ! Bien sûr qu’il n’a jamais mal aux pieds ! En réalité il ne marche pas : il nage, il navigue. Évidemment qu’il ne se fatigue plus à s’encombrer l’esprit ! Il est dans la mer, contemplant son horizon à l’infini : il n’y a qu’elle, à perte de vue. Il n’y a nul part où arriver. Il n’y a donc plus aucune raison de se croire arrivé. Alors le pèlerin échappe à la suffisance comme au découragement, et ne peut plus se dire : « je n’y arrive pas, je n’y arriverai jamais, je ne sais pas comment y arriver … ». Il n’y a pas de bonne ou de mauvaise directions : c’est plutôt des courants, dont les poissons suivent le sens. En revanche, une fois arrivé sur la plage du Purgatoire, Dante a choisi de plonger dans l’eau au lieu de rester sur le sable ; avant de penser à se laisser porter par le courant, encore faut-il plonger dedans. Lorsque le pèlerin est mû par l’amour, il retrouve un espace, celui de la « grande mer de l’être », et il se sent chez lui. Puisqu’il n’y a que cette mer, cet espace, cette force fondamentale, alors on peut la retrouver où qu’on soit. C’est très réconfortant d’y penser, même si on a aucune idée de ce que cela est. Dès lors, la question n’est pas de savoir si on peut y retourner, mais : qu’est-ce qui nous empêche d’y être ? Et puis, pourquoi pas, être ambitieux, ne plus se satisfaire des récits de navigateurs sur les eaux de l’amour, et y aller soi-même, vraiment.

Dans cette grande mer, au Paradis, Dante et toutes les âmes béates dansent, ensemble. Il n’est plus question de chemin à emprunter ici, mais de la danse de l’éveil, où tous se sont abandonnés à son ivresse. Le pèlerin n’est pas seul dans l’eau et il ne peut pas se noyer, comme le soleil ne peut se noyer dans l’espace. Ici, personne n’est perdu, personne n’est esseulé : c’est un non sens. Tous sont passés par le fleuve du Léthé, le fleuve de l’oubli : les tracas, les tâches et les projets, le passé et le futur n’existent plus. Seul est l’éternel instant présent, ce vaste espace marin, la danse éclatante de l’union de tous les êtres, créant un treillis lumineux vibrant, la grande symphonie de l’Univers. Sur cette douce note, le roulement des vagues s’entend… De nouveau, le macrocosme et le microcosme se correspondent : le mouvement des vagues correspond au mouvement de la respiration, fait de flux et reflux. L’amour meut le pèlerin par ce simple rythme, le mouvement d’une respiration, profond, puissant : inspire… expire…. le rythme d’une vague d’Amour, le va et vient de la grande mer de l’être.

calligraphie de Catherine Stutzmann ©https://catherinestutzmann.fr/peintures-energetiques-vibratoires-intuitives/

1Sans parler de gravité, Dante parle des corps lourds et légers, des éléments lourds et légers, ainsi que de leur interaction, de leur élévation ou de leur chute. L’analogie est faite avec la conscience, qui peut être lourde ou légère et en fonction de son poids n’appartiendra pas au même cercle de conscience. C’est pour ce second cas que je parle de gravité spirituelle.

  1. On parle de matière pour les corps célestes, humains, élémentaires…

2 Paradis, I, 1-2.

3Le terme « accord » est important : l’harmonie a un sens musical. La musique, son ordre, la musicalité, sont importantes chez Dante, d’abord parce qu’il est poète, ensuite pour la vérité métaphysique qu’elle recèle selon lui. La musique des sphères et leurs danses constituent le Paradis.

4Querelle de l’eau et de la terre, XXII : « Qu’ils cessent donc, les hommes, qu’ils cessent de chercher à comprendre ce qui les dépasse, et qu’il cherchent jusqu’où ils en ont la capacité, pour qu’il s’élèvent aux choses immortelles et divines selon leur possibilité. »

5Béatrice à Dante, Par. I, v.88-90.

6Par, I, v.50-54.

7K. Gibran, le Prophète, « l’amour ».

8 Or, on a vu plus haut que Dante s’arrête pour contempler le soleil. C’est que le mouvement est autant intérieur qu’extérieur : dans la contemplation, l’esprit est actif, c’est le moment où il fait l’effort de laisser de côté ses « fausses rêveries », avec l’humilité de reconnaître qu’il a cru voir mais qu’il est aveugle, et en même temps accepte de voir plus loin, plus haut, plus juste.

En attendant de pouvoir entendre et enregistrer le son de la mer céleste, je vous partage celui de la mer Méditerranée !

texte tous droits réservés ©

2 réponses

  1. Chère Sarah,
    Je te félicite pour ce beau texte du 5 juillet, la phrase du filet et de l’eau – Amour m’enchante…..
    Avec ce que tu écris et ce que Dante nous parle, nous sommes très proches de la philosophie druidique!(je vais lire les autres pages de ton blog….)
    Je te souhaite plein de bonheur sur le Chemin.
    Yves

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