La femme solaire

En ce temps de fête de la journée de la femme, il est bienvenu de rappeler qu’au sein de l’Europe patriarcale du XIIIe-XIVe s., deux cultes sont voués aux femmes: le culte marial et le culte laïc voué à la Dame. Ce dernier est celui des chevaliers, des troubadours et de Dante. Qu’est-ce qui rend les femmes puissantes à leurs yeux ?

Béatrice sur son char, William Blake

Le phare dans la nuit

Béatrice est le phare dans la nuit de Dante, le phare qui lui permet d’arriver à bon port malgré tout. Cette figure de femme-phare est déjà présente dans la légende arthurienne1. La Divine Comédie, c’est l’histoire d’un soleil (une âme) en errance qui cherche à se retrouver. En errance, il ne croit pas être un soleil, mais il n’a aucun doute que Béatrice l’est et il l’aime ardemment : son désir de voir Béatrice va lui donner la force de se dépouiller de tous les vêtements, de briser tous les bâtis qui lui cachent la vue de son essence. Elle est son phare dans la nuit de la psyché, jusqu’au jour où il assiste à son propre lever de soleil : Béatrice le laissera, afin que le regard de Dante se détourne d’elle et contemple un soleil plus grand, le Créateur, qui est aussi son soleil originel et celui de toute l’humanité.

Le phare est toujours là, toujours allumé, quelque soit le temps. C’est ce que nous révèle la prière finale de Dante à Béatrice: Dante s’éloigne du phare mais elle est toujours là, le phare brille toujours.

« Ô dame en qui mon espoir prend vigueur

et qui décidas pour mon salut

laisser en enfer la trace de tes pas,

de tant et belles choses que j’ai vues,

c’est de ta puissance et de ta bonté

que j’en reconnais la grâce et la vertu.

Tu m’as d’esclave élevé à la liberté

par toutes les voies, tous les moyens

qui pour ce faire avaient pouvoir.

Ta magnificence en moi protège-la,

pour que mon esprit, que tu as fait sain,

en te plaisant de mon corps se dénoue. »

Ainsi priai-je et elle, lointaine

comme elle apparaissait, sourit et me regarda,

puis se tourna vers l’éternelle fontaine.

(Paradis, XXXI, 79-93)

Béatrice n’a pas accompagné Dante dans ses errances ! Elle est restée et reste sur son chemin d’âme, ce qui signifie qu’elle vit sa nature d’âme, sa nature solaire, lumineuse, donc elle rayonne, elle émet de la lumière. C’est ce rayonnement qui repêche Dante. Autrement dit, c’est exactement l’inverse du don de soi en tant qu’oubli et sacrifice de soi qu’on nous a appris. Béatrice n’est pas dans l’absence de soi pour accompagner l’autre, elle est au contraire dans sa pleine présence. Le soleil rayonne parce qu’il est un soleil : ce n’est pas pour quelqu’un, en vue de. C’est simplement sa nature, ce n’est en rien extraordinaire : simplicité et humilité habillent Béatrice.

Nouvelle Terre, Catherine Stutzmann http://catherinestutzmann.fr

La force et la radiance solaires

Béatrice incarne la Force qu’est la Lumière. Cette force tellement puissante que l’esprit humain ne peut la saisir: « je défaillis », écrit Dante. Les mots ne peuvent la dire : la force qu’incarne Béatrice est celle de l’illimité, elle passe par les yeux et son sourire, elle est dans l’ineffable. Elle n’invite pas Dante à l’écouter, mais à la regarder, ie à voir la Lumière qui transparaît à travers elle. La présence est plus importante que les mots. C’est une lumière aveuglante comme quand on regarde le soleil dans les yeux et en même temps, au contact de cette lumière, Dante est telle une plante recevant les rayons du soleil radiant : il grandit, il s’ouvre, son âme fleurit. On est loin de notre image effacée et maniérée de la femme médiévale. La lumière aveuglante que Dante lui attribue est une force en action, qui construit et brise les murs psychiques:

Je dis que qui veut paraître noble dame,

aille avec elle, car quand elle va son chemin,

elle jette en les cœurs vilains un froid

qui gèle et tue toutes leurs pensées.

Qui pourrait demeurer à sa vue

deviendrait noble chose ou se mourrait.

(Vita Nova)

La description de la jeune Béatrice est sans appel. Les effets de sa lumière sont sans concession: « deviendrait noble chose ou se mourrait. » Dans tous les cas, elle transforme. Seul l’Amour, en tant que force mouvant « le soleil et les autres étoiles », a ce pouvoir transformateur dans la Divine Comédie. L’Amour n’est pas l’amour humain sentimental; il n’est doucereux ni mélancolique, il est la force donnant naissance aux mondes et détruisant tout ce qui n’est pas Amour (le bon, le juste, le vrai). En ce sens, l’Amour a les mêmes attributs que le dieu hindou Shiva. Autrement dit, la force solaire de la femme n’est autre que celle de l’Amour, du Créateur, qu’elle porte dans son ventre et dans son cœur. Ainsi Dante s’inscrit dans la philosophie de l’amour chevaleresque et troubadour, décrivant la femme en ces termes: « Par sa beauté, elle est le miroir dans lequel l’homme contemple Dieu et dans lequel Dieu se contemple lui-même. »

Un soleil uni aux autres soleils – l’étoile en constellation

Dans le vocabulaire dantesque, il y a une différence entre la femme et la Dame : la femme ne reflète plus Dieu si elle s’en coupe ! Elle est alors un miroir avec un tissu par-dessus. Elle n’est plus Dame. Qu’est-ce qui la garde près de Dieu ? L’unité. C’est en Dieu que Dante voit le Tout à la fin du Paradis: Dieu est Tout. La Dame ou la femme solaire est la femme vivant dans la conscience de l’unité !

Béatrice n’est pas toute seule dans sa conscience. En l’apercevant au Purgatoire avec Lucie et Mathilde, on dirait plutôt l’étoile et ses sœurs. Elles décident toutes les trois d’envoyer Virgile au secours de Dante, les trois elles-mêmes étant sous l’œil bienveillant de Marie. Lucie emmène Dante à la porte du purgatoire avant qu’il ne retrouve Béatrice: elle a la même fonction d’accompagnante qu’elle, d’élévation de la conscience, le faisant passer d’un cercle à un autre. Cela vaut aussi pour Marie à la fin du parcours : Marie emmène Dante au Christ, elle aide au passage. Les femmes sont chaque fois un pont entre deux rives, peu importe qu’elles soient « humaines » (Béatrice) ou « divines » (Marie). Il y a une continuité entre les femmes, une sororité, chacune étant la perle d’un même collier, l’étoile d’une même constellation, à rebours de la division femme /Vierge inculquée. Les femmes solaires incarnent la Mère divine, incarnée elle-même sous le nom de Marie. Elles sont toutes des diamants: ce n’est qu’une question de polissage, de degrés de pureté. Les plus proches de Dieu sont les femmes : ce sont les bienheureuses dans la Rose Céleste que Dante décrit, elles sont plus proche du cœur, de l’essence divine. Toutes incarnent la même vérité universelle : Pour accéder au Père, il faut passer par la Mère.

Le ventre de Marie incarne la Mère, cette matrice divine inévitable est indissociable du Père: c’est lors du même chant, le 33e du Paradis, que Dante connaît à la fois et successivement la Mère et le Père, la matrice divine et le Créateur.

Ô Vierge mère, fille de ton fils,

humble et haute plus que toute créature,

terme fixé d’un éternel conseil,

tu es celle qui tant a ennobli

l’humaine nature que Celui qui la fit

n’a pas dédaigné être fait par elle.

En ton ventre se ralluma l’amour

par l’ardeur duquel, dans l’éternelle paix,

a germé cette fleur céleste.

Tu es ici, pour nous, resplendissant flambeau

de charité, et en bas parmi les mortels

d’espérance tu es source vive.

Dame tu es si grande et si puissante!

(Paradis, XXXIII, 1-13)

La Déesse, Catherine Stutzmann http://catherinestutzmann.fr

Étonnamment, chaque fois que j’ai donné une conférence sur ce sujet, ce sont des femmes qui ont réagi négativement! Alors mes Dames, cessons-nous de jouer le jeu de la petitesse ? Choisissons-nous d’être cette femme solaire ? Sentons-nous fortes! Merci à tous ces hommes qui, par leur poésie, ont honoré et célébré le féminin, témoins des beaux soleils que les femmes ap-portent.

1 Il y a ensuite eu une réécrite religieuse des légendes arthuriennes, remplaçant la femme aimée par l’Église.

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