Chez les chrétiens, il est le lieu de séjour des justes après la mort de leur corps physique, jouissant de la béatitude éternelle. Le Paradis dénote à la fois un lieu et un état d’être, heureux, doux, sereins, où l’être vit dans l’abondance. C’est donc un lieu et un état sans souffrance, sans surmenage ni soucis, sans stress, ce que l’on connaît peu au quotidien, voire pas du tout. On catapulte ainsi cet état paradisiaque dans « l’après » : après la mort ou après le travail, après avoir réussi le concours, après l’opération, après l’adolescence des enfants… Un après que l’on désire ou que l’on craint, en fonction de notre conception positive ou négative du paradis.
Le repos : désiré ou angoissant, il est en tout cas la première idée qui vient à l’esprit des personnes à qui je demande comment elles s’imaginent le Paradis. Cela n’a rien d’étonnant, et correspond à l’imaginaire collectif religieux. Le repos est l’achèvement de la dynamique du mérite : on a sa place au paradis si on est un bon chrétien1. C’est la logique du : en tant que bon chrétien, on sera forcément récompensé, et, en creux, cela induit que « les autres » seront punis. Mais cette dynamique du mérite s’est échappée des églises et s’est faufilée dans les rues : on est tous concernés. Prenons par exemple l’éducation et le dressage : on pense à récompenser l’enfant ou l’animal (pourrait-on s’en passer?) à condition qu’ils soient sages (pourquoi ne pas faire plaisir gratuitement ? Pourquoi justifie-t-on de (se) faire plaisir?).
Une autre déclinaison de cette logique survient dans les moments difficiles de la vie : lorsqu’on travaille dur ou que le métier ne nous plaît pas trop, on peut se dire qu’après on sera récompensé, soit par la retraite dorée, soit par un bon salaire, soit en décrochant le poste de nos rêves. C’est encore le rêve d’être au Paradis, mais laïcisé. On rêve d’avoir sa place au Paradis des anges, de la famille, de l’État ou de l’entreprise, et on va tout faire pour l’obtenir. Un autre coup dur est celui des épreuves de la vie, où la dynamique du mérite, insidieusement, peut s’enclencher : on est pas récompensé, alors c’est qu’on a pas été méritant, on se sent puni et victime, car on ne voit pas la règle qui appelait une sanction. On se sent puni soit injustement, avec la colère au cœur, soit on croit qu’on l’a mérité, et on se flagelle avec le fouet de la culpabilité. Et, pour se donner du courage, cette même dynamique peut se mettre en route par des pensées comme : « je vis cette terrible épreuve mais c’est une étape vers un naturel mieux-être, l’ultime examen avant ma délivrance, après ça ira mieux. Ces gens me traitent injustement et je n’en sors pas mais après ils seront punis, ils vont se prendre un mauvais karma, moi je serai épargné ».
Mais que se passe-t-il lorsque la dynamique déraille ? Lorsqu’il n’y a pas de récompense à la clé voire qu’une autre galère la remplace ? Accuse-t-on « l’Autre » ? Que se passe-t-il s’il n’y a plus de retraite ou que tous nos rêves « d’après » s’effondrent ? Pourtant, on a tout fait bien comme il faut ! On a mangé sain, on a été gentil, on a travaillé dur, sans relâche. Avons-nous été prévenu que le déraillement est possible ? Est-ce un accident, ou sommes-nous condamné à une vie de galère, sans jamais s’arrêter ? Si l’on croit au Paradis, on croit nécessairement en son pendant, l’Enfer… Demandons au Poète, dont la langue a mis en mots et en images l’Enfer, le Paradis et a inventé le Purgatoire, de nous répondre.
Lorsque Dante arrive au Paradis, il a traversé chaque cercle de l’Enfer, qui ont pu être tout aussi éprouvants que périlleux. Il a parcouru le Purgatoire, dont il achève l’escalade par un bain dans le fleuve Eunoé, dont il sort régénéré :
Je m’en revins de ces ondes très saintes
régénéré, comme une plante neuve
que renouvelle son nouveau feuillage,
pur et prêt à monter jusqu’aux étoiles.
Néanmoins, la montée du Purgatoire n’a rien d’une randonnée facile. C’est aux portes du Purgatoire que l’ange pénitent a gravé les « 7P » sur le front de Dante, lui demandant de laver les 7 péchés correspondant aux 7 corniches arpentées. Sans compter la scène du pardon en présence de Béatrice, où Dante s’effondre en sanglots et en soupirs. En définitive, au terme de ce parcours, on dirait que Dante « a de la bouteille », qu’il n’a pas été épargné par la vie et qu’il n’a « pas chômé ». Il a grandi en sagesse, en humilité, en connaissance de soi et de la vie. Mais l’ascension de la connaissance continue, Béatrice l’invitant à la rejoindre sur chaque ciel de chaque planète, à leur découverte.
L’apprentis-sage se poursuit : l’éternité y a déposé sa trace, le rendant perpétuel.
Dans la dimension subtile ou intérieure, on ne prendrait donc pas de vacances : quel que soit le règne (Enfer, Purgatoire, Paradis) Dante apprend et continue d’apprendre. Il est toujours accompagné par un guide tutélaire (Virgile, Stace, Béatrice, St Bernard…) qui l’élève, dans tous les sens du terme. Le poète, quel que soit son âge, garde une vive curiosité, et ses enseignants successifs tantôt répondent à ses demandes, tantôt le rabrouent, lorsque ses questions pelotonnent son esprit.
L’image du repos au Paradis est doucement brisée, laissant entrevoir que « l’après » n’existe pas : ce n’est pas tant le repos qui n’existe pas que la division temporelle entre un laps de temps intensif et un après « far niente ». Dante fait ses classes dans différentes écoles successives, ce qui est notable : si le fait d’apprendre est perpétuel, étudier à l’école de la souffrance (Enfer) ou de la joie (Paradis) donne une vie d’écolier bien différente, et éduque le palais au goût d’apprendre bien différemment. Le Paradis dantesque vient ainsi craqueler ce préjugé : apprendre que par et grâce à la souffrance – on apprendrait qu’en Enfer. Et après quoi ? On saurait tout ? « Tout ce que je sais, c’est que je ne sais rien » nous dit Socrate, et cette phrase résonnerait jusque dans les sphères paradisiaques.
Quelle est cette école de la Joy ? Les champs lexicaux de la joie, de la bonté et de la beauté recouvrent le Paradis à perte de vue, et la chaleur de l’amour divin l’inonde.
Ce paysage merveilleux est une école exigeante. S’il ressemble à s’y méprendre à une école de danse, tant Dante assiste aux chorégraphies des âmes béates, pensons à l’entraînement régulier qu’il faut pour savoir danser : l’apprentissage est plaisant, non pas oisif. Chaque qualité du Paradis est toute une école pour le poète, qui ne les connaît pas vraiment. Par ailleurs, c’est au Paradis qu’il est testé, soumis à des examens stricts, pour vérifier qu’il a bien intégré ses cours et voir « ce qu’il a dans le ventre ». Les saints se présentent, les uns après les autres, pour tester sa foi en même temps que son esprit indépendant, son intelligence, son bon sens et sa réflexivité. D’autres histoires dans d’autres contrées, racontent le même type de test : dans la mythologie hindoue, Parvati soumet une épineuse question à une humaine, ayant confessé dans sa prière être amoureuse de Shiva : « tu te tournes du mauvais côté pour le prier. Où est-il ? » La jeune femme lui répond : « Il n’y a pas de mauvais ni de bon côté : Il est partout car Il est Tout ». Loin de l’attente d’une brebis qui saurait plier l’échine devant son berger, les divins examinateurs attendent de l’être humain le discernement et la sagacité. Le plus redoutable interrogateur est Saint Pierre pour Dante, dont les clés actionnent les portes donnant accès au « Feu Éternel », Dieu4:
Comme le bachelier, lorsque le maître va poser la question, s’arme en silence
pour la défendre et non pour la résoudre,
tel je m’armais de tous mes arguments
pour soutenir pareille thèse, et devant ce docteur.5
Le chant XXIV est consacré à la mise à l’épreuve de Dante. Dialogique, l’épreuve ressemble aux dialogues platoniciens, dont la recherche de vérité est au centre. St Pierre enchaîne les questions : qu’est-ce que la foi ? D’où te vient ce joyau précieux sur lequel s’édifie toute vertu ? Ce que tu crois, d’où le tiens-tu de paroles divines ? Qui te convainc que l’œuvre divine a eu lieu ? Pour finir par : « il convient maintenant d’exprimer ce que tu crois, et d’où tu l’as tiré6». Le questionnement est remarquable : il pousse Dante de plus en plus près de lui-même, de ce qui l’anime vraiment, et de plus en plus loin de la récitation. Le théorique appris par cœur : trop facile, dérisoire. St Pierre attend des gens vrais à ses côtés. C’est alors que la réponse de Dante jaillit, du tréfonds de son être, assurée :
St Pierre ouvrent les portes… les portes d’une grande école, aussi spacieuse que l’Univers, école réputée pour son excellence, aussi brillante que la Lumière. L’apprentissage a fait de Dante un sage apprenti, qui choisit de poursuivre ses études en entrant au Paradis.
1 Ce n’est pas mon sujet ici de rentrer dans les différences de chaque courant chrétien ; je m’excuse de mon écriture synthétique auprès du lecteur pratiquant qui ne reconnaîtrait pas sa pratique, si tel est le cas.
4 Le Paradis dantesque est composé de 9 sphères, les 9 ciels des 9 planètes selon l’époque (Lune, Mercure, Vénus, Soleil, Mars, Jupiter, Saturne). Puis vient celui des étoiles fixes et des 1ers mobiles. En 10e position est l’Empyrée, le lieu des bienheureux. Au-dessus est la Rose, dans laquelle, ad-ombrée par le Christ, la matière est créée. St Pierre est dans la Rose. Le Paradis est un espace complexe ! St Pierre ouvre la porte menant au Soleil vers lequel la Rose se tourne et ouvre ses pétales : Dieu. Le Feu Éternel est à la fois le Soleil au-dessus de la Rose, au-dessus de tout, est le point central à partir duquel les sphères s’étendent en cercles concentriques.
Merci Sarah pour cette belle réflexion. D’autant plus intéressante et touchante pour moi, sur ce chemin que j’ai choisi et ce vers quoi je me dirige. Un questionnement qui conduit au plus profond de soi-même.
Une réponse
Merci Sarah pour cette belle réflexion. D’autant plus intéressante et touchante pour moi, sur ce chemin que j’ai choisi et ce vers quoi je me dirige. Un questionnement qui conduit au plus profond de soi-même.