Dante est d’abord un diplomate. Il s’est battu pour que le pouvoir des guelfes blancs s’impose à Florence, pour que les représentants politique et religieux soient distincts. Sans succès. Il sera condamné à mort, condamné à l’exil, forcé à devenir « pèlerin » en même temps qu’il devient « le Poète ». Alors, la littérature serait-elle un refuge ? L’abandon des armes pour la plume, la confession de l’échec ?
En effet, le pouvoir papal triomphe et perdure encore lorsque Dante périt. Pourtant, le poète n’a jamais abandonné, n’a jamais perdu la foi. Comment est-ce possible ? Comment ne pas se décourager, quand rien ne vient, quand on a aucune preuve de l’efficacité de notre implication, quand on a aucune preuve de changement et d’amélioration ? Encore une fois, Dante ne verra jamais le changement politique et social tant désiré. Mais c’est notre auteur qui a changé : il a changé de point de focal, il a regardé la Terre depuis le ciel étoilé au lieu d’être rivé sur le sol du combat. Ce Ciel lui prédit l’avenir, et il revient en tant que prophète. Semeur de ces poussières d’étoiles, de ces graines d’espérance et de courage, il nous dit : « attrapez-les ». Ou plutôt, il a changé son fusil d’épaule : il appelle les âmes plutôt que les armes. Les armes l’ont épuisées et conduites à l’exil ; entre temps, il a grandi en lucidité, cette lumière de la raison qui lui montre qu’on ne peut vaincre, seul, un système tentaculaire gravé dans le marbre des palais, qui a ingénieusement récupéré tous les pouvoirs. Cette lucidité lui montre aussi que le trône de l’empereur, au Paradis, est vide : Dante ne s’illusionne pas sur l’état politique de sa patrie. Il a vu le trône, et il sait qu’il ne verra pas l’empereur tant attendu, celui de l’unité, de l’unification des langues et des peuples, où le multiple divisé redevient un. Mais il prépare sa venue. Tout est en place, le trône est là, il suffit de s’y asseoir.
Il suffit ? Serait-ce si simple ? C’est simple quand on a atteint le Paradis. Quand on a laissé là les ego et les soifs de pouvoir qui s’entre dévorent en bas de l’échelle, quand on leur a donné un bon coup de pied pour qu’ils nous lâchent, pour que nos mollets soient libérés de ces chiens enragés, pouvant alors librement monter l’échelle qui mène tout droit au Paradis. Le prophète est tourné vers l’avenir, contre vents et marées. Il voit le futur : il voit loin, il vise haut et regarde le Soleil en face, tel l’aigle, présent au Paradis. Cette parole d’Abd Al Malik, dans l’album prénommé Dante, synthétise bien cette vision :
« De guerres remplis nous sommes, mais l’histoire ne les retiendra pas »1.
Faut-il attendre d’être mort pour atteindre le Paradis ? Non, Dante en est la preuve : il l’atteint en étant bien incarné. Ainsi, l’union Terre/Ciel serait possible, que les cieux soient sur la Terre. C’est une union que représente St Bernard, un des guides paradisiaques. St Bernard a été le réformateur du monachisme et annonciateur du retour eschatologique du Christ : il soude parfaitement ces deux aspects, représente l’union chère à Dante, celle de l’Empyrée2 et de l’Empire, du Ciel et de la Terre. Si Dante s’engage pour la division des pouvoir papal et politique, il ne divise pas pour autant le temporel et le spirituel. En d’autres termes, il ne veut pas d’un pape roi, ni d’un roi matérialiste, mais d’un empereur en harmonie avec les sphères3: la fonction du roi est d’incarner une part du sacré universel sur Terre, amenant le royaume divin dans le royaume des hommes.
Penser ainsi revient à une refonte totale de sa société : le royaume du divin est dans notre cœur, par conséquent pour Dante la noblesse est dans le cœur, et non dans le sang4. Cette petite nuance, cœur/sang, est un virage à 180°, le principe fondateur d’une nouvelle politique. Fondée sur le cœur, la société humaine se divinise, elle ressemble à s’y méprendre à l’organisation paradisiaque, qui a pour base la paix, l’harmonie et l’union des âmes. Ce nouveau monde éradique de facto les structures sociétales féodales (injustice, hiérarchie et pouvoir arbitraires, luttes et division). C’est un changement total de monde qu’il propose, à tous les niveaux, mais on reste sur la même planète.
La création de ce nouveau monde se caractérise par l’unité : l’union des âmes, une langue, un peuple, un empereur. Et c’est bien dans ce sens d’apparition : l’union des âmes d’abord. Ensuite, pour qu’il y ait un peuple, il faut une langue commune à tous, accessible. Dès lors, la collaboration, l’entente et la réunion de tous pour l’édification d’un même monde est possible. Cette langue commune, c’est l’italien, que Dante forge au lieu de s’en tenir au latin et aux dialectes des royaumes divisés. De cette union dans la façon de penser et de s’exprimer5, un peuple unique naît. Les âmes unies chantent et communiquent télépathiquement ; un peuple uni pense et parle dans la même langue. L’union passe par le langage, pas par le politique ! Le politique en est la conséquence ! Cette unité n’est pas à confondre avec la pensée unique, qui justement provient du politique, du politique contrôlant qui rend le peuple stérile, tandis que la pensée unie provient du langage et de la langue féconde, pleine de la vie de tous les dialectes qu’elle synthétise6.
Le politique vient en dernier, il est le fruit d’un processus naturel de maturation, « appelé » par la base, le peuple. L’union de chacun forme un grand tout, d’où émerge l’empereur, qui est tel la quintessence de cette union, son image, le résultat de l’alliage des consciences individuelles. Il n’y a donc rien à attendre du souverain, parce qu’il viendra en dernier, il est le bout du processus d’unification, la création du peuple. Or, contre qui les guelfes blancs prennent-ils les armes ? Contre les figures d’autorité : elles sont comprises comme ce qui est premier – on s’attaque à cela en premier et après ça ira mieux. Pris dans cette logique, notre auteur entame la quête de revanche et de justice, puis Dante rebrousse chemin et change de dimension. De là haut, il voit que tout est à l’envers sur Terre, qu’il faut donc inverser le processus, inverser l’ordre des priorités. Revenir au naturel, à la fluidité, ce qui demande de s’attarder sur le peuple d’abord. Bien sûr, si les souverains entretiennent la division des royaumes, il est difficile d’éduquer les peuples à l’union. Et les souverains maintiendront la division, car si l’union s’installe, ils seront inévitablement remplacés par un empereur, par un nouvel ordre.
C’est pourquoi, finalement, Dante appelle les âmes plutôt que les armes, c’est-à-dire à s’attarder sur la réalité invisible plutôt que sur la réalité empirique. Il appelle les âmes à s’unir, il les appelle depuis l’autre dimension, alimentant le lien invisible des cœurs unifiés. Et, en écrivant la Divine Comédie, il appelle les individus à se souvenir de leur âme, de l’union dans laquelle vivent les âmes. Il leur dit toute leur importance, qu’ils ne sont pas de simples bougres, mais des âmes incarnées sur Terre. Vivre en tant qu’âme signifie vivre unis, signifie se délester de l’image d’eux-mêmes humiliante, petite et insignifiante que les autorités en place leur ont vendu. C’est retrouver sa dignité et sa noblesse. Dante leur rappelle que le royaume de Dieu est dans leur cœur : si on veut installer ce royaume sur la Terre, encore faut-il savoir où le trouver. A ce stade, on revient au centre de soi-même.
La réflexion politique profonde de Dante implique et conduit à se retrouver face à soi-même, face à cette intériorité d’où tout commence et part. On revient au monde dans lequel on vit à l’intérieur de nous, qui se reflète dans le monde extérieur. Est-on au septième ciel ? Connaît-on le royaume divin ? Entretient-on l’existence de la torture, en se fouettant avec le jugement ? Peut-on être en désaccord avec l’injustice, si l’on se traite injustement ? Autorise-t-on la liberté, si on s’interdit, si on est contrôlant ? On voit alors que s’il y a le cœur, il y a aussi toutes les autres parties de nous-mêmes. Je cite encore la chanson d’Abd Al Malik : «C’est une armée contre un seul homme là dedans. Il y a celle qui nous terrasse, celle qui nous demande grâce, droit devant, justement, il y a celle qui nous appelle, et je les entends ». Appel aux âmes à nouveau, à retrouver ce naturel état d’union pour ne plus être seul, pour entendre les échos des armées tout en continuant d’aller droit devant, tous ensemble, vers cet avenir prometteur.
On osait pas imaginer ce monde que l’on désirait pourtant profondément ; Dante brise ce frein pour nous et nous prouve son existence par l’existence de la Divine Comédie. Il nous laisse une œuvre intemporelle, qui fait briller à travers les siècles ses idées de vérité, de justice et de paix, une œuvre qui a traversé l’épreuve du temps en regardant les régimes politiques décriés, si puissants, s’effondrer un à un. Avec un sourire aux lèvres, le Dante prophétique aurait pu dire :
« De guerres et d’injustices est remplie l’Italie, mais l’histoire retiendra mon œuvre ».

1« Raconte moi Madagh ».
2Lieu de Dieu, la rose céleste, au-delà des planètes.
3 Cette figure royale est en accord avec les traditions chevaleresques. Voir G. de Sorval, la voie chevaleresque et l’initiation royale dans la tradition chrétienne : « le monarque est symboliquement comparé au soleil dans le cosmos, et au cœur de l’être humain. La fonction du roi est d’abord d’incarner l’unité du royaume (…) il est le témoin vivant de la chaîne qui relie le divin et l’humain, le spirituel et le temporel (…) le médiateur entre son peuple et Dieu. La fonction royale incarne la Puissance divine bienfaisante et régulatrice, sous l’aspect de la Justice et de la Paix ». p.145
4 Voir le Convivio.
5 On pense dans une langue. L’exemple bien connu, ce sont les esquimaux, qui ont 50 mots pour dire « blanc » : un rapport spécifique au monde et à notre environnement se dessine en fonction de la langue employée.
6 L’italien qu’a forgé Dante est principalement composé de florentin, lui-même étant florentin. Dans le De vulgari eloquentia, il nous dit qu’il part à « la chasse » de la « panthère » qu’est la langue. Il débusque dans chaque dialecte les mots qui transmettent l’élévation, tout ce qu’il y a de plus beau dans ces peuples, et il les réunit dans une seule langue, l’italien. Ainsi Dante crée une « belle et noble » langue, qui va de paire avec un état de conscience collectif évolué. Il épure la langue de tout ce qui tend vers le rabaissement de la conscience collective, pour que celle-ci reste élevée.
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