Ici, j’aimerais faire la part belle à Virgile, le guide de Dante tout au long de la Divine Comédie, jusqu’à ce que ce dernier rejoigne Béatrice à la fin du Purgatoire. Longtemps sous-estimé par les commentateurs, justement parce qu’il est absent du Paradis, Virgile est pourtant une figure tutélaire : la voix qui indique la voie. On pourrait l’appeler l’ange gardien ou la sagesse.
D’abord, la présence virgilienne nous permet de revisiter notre image de l’ange gardien. Ce n’est pas un ange ailé ni un ange selon la définition médiévale1. Virgile apparaît avec des traits humains, une âme ayant simplement fait le chemin que Dante s’apprête à faire, c’est-à-dire ayant eu une incarnation similaire à la sienne. Virgile a été poète comme l’est Dante et son œuvre, l’Enéide, a marqué la civilisation humaine, tout comme la Divine Comédie est appelée à le faire. L’âme gardienne, le guide, est donc une âme désincarnée, que Dante n’a pas connu lors de son incarnation, mais qui lui ressemble. D’ailleurs, ils sont souvent représentés comme deux hommes androgynes, que l’on peine à différencier. Les deux compères sont complices. Il est très réconfortant de décrire le guide comme un être qui nous ressemble, qui connaît ce que l’on a traversé. Ainsi, nous ne sommes jamais seuls, nous sommes intimement compris et soutenus même lorsqu’on n’y croit pas, même lorsqu’on ne se croit pas assez aimable ou présentable pour être entendu, entouré et accompagné. Non seulement Virgile est toujours là, quelque soit l’humeur de Dante, mais en plus il l’invite à profiter des pas de conscience qu’il a déjà accompli !
D’autre part, la figure de Virgile déshabille la représentation hautaine, mystique et inaccessible de la sagesse. En effet, le guide rassemble la puissance de la connaissance pure1, la puissance de l’omniscience, et la chaleur humaine : loin de la froideur et de la distance hiérarchique que conféreraient la connaissance ou la sagesse, Virgile est très proche de Dante et l’incite à ne pas rester avec ses interrogations. Bref, la connaissance pure se révèle être à la portée de Dante, à la portée de l’humanité. La figure du maître est dénudée de sa prétention, pour être tout simplement un compagnon sage et fidèle. La connaissance pure est déshabillée de ses complications d’accès et enlace l’humain, capable de recevoir directement et en toute fluidité l’ensemble des informations requises.
Au chant I de l’Enfer, Dante est prêt à entrer en contact avec son guide. Cela vient briser une autre image : celle du paradis blanc, être très évolué et méditant pour être en contact avec son guide, qui peut être compris comme la sagesse intérieure. Dit autrement, cela rompt l’idée « qu’on est pas prêt », « qu’on est pas assez ci, ou encore trop ça » pour se laisser inspirer, recevoir les réponses et les solutions, pour s’ouvrir à l’improbable, pour être intuitif et discerner ce qui est juste pour nous, indépendamment de toutes influences extérieures.
Dante a par contre fait le pas nécessaire pour se sortir de son égarement psychique, pour sortir de « la forêt obscure ». Mais « c’est tout », pourrait-on dire : il est encore loin du Paradis. A quoi lui servirait-il, d’ailleurs, d’être guidé sur son chemin, s’il était déjà arrivé à destination ? Lorsque Virgile se présente à Dante, c’est que l’heure de l’humilité a sonné pour le poète italien. Enfin il voit qu’il s’est perdu et il choisit de s’en sortir. Il y a une absurdité spirituelle à se sentir supérieur parce qu’on est « connecté », « intuitif », « canal », « qu’on entend » – sous-entendu, « et pas les autres » – parce qu’accepter d’écouter à l’intérieur de soi c’est accepter d’être guidé par le sage « parleur silencieux », c’est reconnaître qu’on est limité, que tout seul on n’y arrive pas, c’est le moment où l’orgueil solitaire a fait ses classes. L’entrée en contact n’est que le début d’une vie nouvelle : rencontrer Virgile annonce l’action, l’engagement à agir selon sa guidance personnelle, l’engagement pour Dante à traverser les mondes et tous les connaître. Et c’est en forgeant que l’on devient forgeron : plus Dante écoute la sagesse qui l’accompagne, plus il est capable de l’entendre, de la reconnaître, d’être enseigné, de la suivre.
Par ailleurs, Virgile lui annonce d’emblée que leurs voyages n’auront pas la même destination : Dante peut rejoindre le Paradis, ce qui n’est pas le cas de celui qu’il nomme « maître ». Pourquoi Virgile déclare-t-il cela à Dante, alors qu’ils n’ont pas même commencé leur traversée ? Le jeu de l’équilibre est lancé : s’il est inutile de s’enorgueillir d’être intuitif ou relier à sa guidance, nul ne sert de s’inférioriser en se privant du même coup l’accès à la sagesse intérieure, cette banque d’informations justes et pertinentes pour nous-mêmes. Virgile prévient Dante, par la même occasion, des projections sur l’autre et de la comparaison : il lui rappelle que l’on ne connaît pas le niveau d’évolution des âmes. Il peut guider Dante simplement parce qu’il s’est enrichi de son expérience d’incarnation, qui ressemble à celle de Dante. Cela n’est pas synonyme de supériorité.
Ainsi, aiguiser le sens critique et le discernement commencent dès leur premier contact : c’est la première leçon de Dante. Rien à voir avec l’attitude scolaire et béate que des « maîtres » incarnés peuvent attendre… Dante n’est invité ni à s’inférioriser, ni à être dépendant, ni à se soumettre admirativement à son guide. Au contraire: Virgile est là pour éveiller sa conscience, jusqu’à ce que sa solidité intérieure soit complètement bâtie. C’est une âme amie, une âmie. L’analogie maître/élève sera reprise plusieurs fois dans la Divine Comédie, mais Virgile se révèle être comme un grand frère qui épaule, qui soutient. Il est toujours là, même lorsque Dante s’égare en d’autres compagnies, et il joue franc jeu, comme le fait un ami sincère. Peut-être qu’au même âge, Dante sera plus sage et mature. Mais en attendant, le grand frère a indéniablement des années d’expériences de vie qu’il n’a pas.
Amitié, complicité, fraternité… la proximité entre les deux êtres rejaillit dans la façon de parler : le propos est simple et clair. Par exemple : « cours », « ne t’arrête pas ! ». La simplicité du langage est une clé pour différencier la voix du maître intérieur de celles des voix des sirènes chimériques et de leurs discours sans fin. Ces dernières sont du côté du fantastique, des grandes révélations alléchantes qui nous maintiennent subjuguées et fascinées ou au contraire dans la peur, la culpabilité, le jugement et l’auto-destruction.
« Pourquoi ton âme est-elle embarrassée »,
dit mon maître, « au point de ralentir ton pas ?
Que peut te faire ce qu’on murmure ici ?
Viens derrière moi, et laisse dire les gens.
Sois comme une tour, à la cime assurée,
que n’ébranle jamais le souffle des vents ;
car l’homme en qui germe une pensée
sur une autre pensée, s’éloigne de son but ;
parce que la fougue de l’une amollit l’autre. »2
Nous y voilà : l’importance des pensées et des influences qui nous traversent, qui sont autant de voix qui parlent en nous, certaines criant plus fort que d’autres. Où est le maître, parmi cette foule intérieure ? Savons-nous le reconnaître ? Sommes-nous une tour solide ou se laisse-t-on emporter par les voix qui crient au loup, à la guerre, les voix qui nous crient dessus, qui nous obsèdent, les voix qui nous murmurent des désirs et des divertissements illusoires ? La foule de voix est très bien représentée dans Matrix, quand sur un écran apparaissent tous les « petits moi » de Néo. Chacun défend égoïstement son point de vue, Néo prenant un temps de centration pour qu’émerge la voix de la sagesse, qui lui indique sa voie. Il en va de même dans la Divine Comédie, où Dante est confronté à des foules de personnages de divers caractères, qui cherchent à attirer son attention ou à l’oppresser, et chaque fois Dante se tourne vers Virgile, symbole de la voix intérieure de la sagesse.
Nous avons débroussaillé plus haut des caractéristiques de cette voix, pour mieux nous y retrouver parmi la foule bruyante. Nous avons aussi souligné le lien fraternel et complice entre Dante et Virgile : la voix de la sagesse est constructive, elle suggère des pensées nouvelles, inspirantes et constructives.
Aussi sensés, brillants et beaux que soient les discours (intérieurs et extérieurs), s’ils ne sont pas aimants, aidants, s’ils ne sont pas une main tendue sur notre chemin pour voir les choses autrement ou nous donner un nouveau souffle, alors c’est une imposture, un murmure qui s’est fait passer pour Virgile, une pensée qui nous influence trop et réduit la sagesse au silence. Qu’il enseigne Dante ou l’enjoigne à l’action, Virgile lui permet de se construire, de choisir ce qui est le mieux pour lui, sans jamais le maintenir absorbé dans ses pensées et en restant toujours au second plan. A ses mots, l’esprit de Dante est libre, calme, il respire, il y a de l’espace en lui. Toujours à ses côtés, Virgile ne lui impose jamais rien, il l’attend, il lui montre les raccourcis pour parvenir à la réalisation de soi et s’épargner des souffrances inutiles, sans jamais rien attendre en retour. N’est-ce pas une preuve d’amour inconditionnel ? « Mon doux père » l’appelle Dante, et, comme un bébé, il s’abandonne dans les bras de Virgile, dans les moments les plus dangereux et épuisants de sa traversée, il a foi en sa sagesse intérieure et apprend à se laisse guider, complètement, c’est-à-dire sans résistances et sans discuter. La discussion et la remise en question de l’intuition, de la guidance intérieure sont de moins en moins possibles : Dante a fait taire toutes les autres voix, simplement en détournant son regard au profit de Virgile, simplement en ne leur accordant plus aucune attention. Il ne lutte pas contre les voix qui l’assaillent, mais passe son chemin. Et, si elles insistent, il leur répond un « non » sans appel, catégorique.
Dante devient un maître au sens où Socrate l’est : non pas parce qu’il exerce une autorité sur ses disciples mais parce qu’il se soumet d’emblée sous l’autorité du logos, de l’intelligence universelle. Paradoxalement, le vrai maître est un élève, celui qui écoute sans cesse sa « petite voix » sage et ainsi apprend, grandit, se construit. Contre toute attente, obéir à cette guidance intérieure est le chemin de la liberté réelle : à chaque pas, Dante suit la voix de Virgile, ce qui équivaut à suivre sa propre voie, à vivre son plus grand bien et son épanouissement, qui lui sont propre.
Un dernier point pour reconnaître cette voix, si l’on a envie de rencontrer cet ami intérieur, de vivre avec et selon cette sagesse aimante : Virgile invite régulièrement Dante à s’ouvrir. Le mot d’ordre est d’ouvrir son cœur et de se défaire de tout ce qui le maintient dans la fermeture, que ce soit la crainte ou « les nœuds » dans son esprit, les soucis, les conflits intérieurs. Et ce, afin que l’aventure continue: suivre la voix de la sagesse provoque un changement, au moins intérieur, une évolution, elle déclenche un mouvement et nous emmène toujours un peu plus à gravir les marches de la conscience.
« Ne t’effraie point », dis mon seigneur ;
« tranquilise-toi, car nous sommes à bon port ;
ne resserre pas ton cœur, élargis-le. »
(…)
Comme qui dans le doute se rassure,
et change sa peur en confiance,
quand la vérité se découvre à lui,
ainsi je changeai ; et quand sans crainte
mon guide me vit, sur le bord il se mut,
et moi derrière lui, vers la hauteur.3

1 Au Moyen Age, un ange est un intellect pur, une entité supérieure à l’être humain dans la hiérarchie des êtres.
1Je parle de connaissance pure pour la différencier des connaissances, le savoir acquis, appris. Ici il s’agit de l’intelligence universelle, l’information juste et vraie qui est connaissance de soi et de tous les mondes.
2 Purgatoire, V, v. 10-18.
3Purgatoire, IX, v. 46-69
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4 réponses
Magnifique texte…. qui m’a fait du bien, m’a redonné du courage et recentrée sur ma guidance intérieure justement! Merci
Merci! 🙂 et merci Dante, pour ma part.
Merci pour cette analyse. Belle réflexion qui résonne à l’intérieur de moi, mon chemin quotidien, savoir cette présence à côté de soi qui permet d’avancer sans trop de peurs.
Merci pour ton retour 🙂 présence, pour Dante, qui l’amène vers lui-même, à recontacter sa propre étincelle divine ; Virgile ne reste pas tout le long, mais une bonne partie du chemin. Contre toute attente, le guide est là pour nous rendre notre autonomie, jusqu’à ce qu’on s’abreuve soi-même à la Source.