Un temple, un cloître, un riad. On entre : un jardin. Le jardin intérieur, caché à la vue des passants. Le jardin à l’intérieur de nous, de nos terres, de nos corps.

Mais n’entrons pas trop vite dans le jardin… Regardons un peu la structure le protégeant : elle se construit en même temps que lui. Le corps, au fil de l’ascension de Dante, devient riad, temple sacré, église.
Construire une cathédrale en entretenant notre jardin intérieur : voilà tout le Grand Œuvre. Plus on sème le bon grain (en intentions, pensées, paroles, actions), plus on lui offre la terre (le corps) dont il a besoin pour pousser, et plus les cellules deviennent les briques sacrées protégeant notre jardin. Tout se transforme en même temps : plus nos pensées sont belles et pures, plus nos intentions sont créatives et constructives et plus nos cellules se sacralisent. Nos cellules étant sanctifiées, à leur tour elles renforcent et défendent les pensées et intentions fécondes. C’est un cercle vertueux, que traduisent les cercles vertueux du Paradis.
Alors, l’être humain se « transhumanise »1. Le corps devient telles les rosaces de cathédrales : sa transparence laisse passer la lumière, il devient lumière. La transparence du corps est à la fois sur les plans subtil et concret : si Dante est remarqué au début de la Divine Comédie par l’opacité de son corps, qui le rend visible, au Paradis son corps est invisible. Toutes les âmes savent qu’il a un corps physique, contrairement à elles, mais plus aucune ne le mentionne. Ce n’est plus son corps que l’on voit, mais la lumière qui passe à travers lui. Comme si toutes les pierres formant les murs s’étaient transformées en vitraux.
Sept siècle plus tard, Christiane Singer écrit : «L’institution religieuse ne peut que céder le pas devant l’expérience de « l’homme intérieur ». L’Église qui se construit dorénavant a d’autres matériaux que les pierres : ce sont nos cellules2». Pour que l’Église se construise dans nos cellules, pour que ces dernières deviennent des vitraux, il faut les remplir de lumière et de couleurs, ce qui est une autre façon de dire « semer ». Je poursuis avec les mots de Christiane Singer : «’Pour que Dieu t’habite, lui as-tu construit un logement digne de Sa gloire ?’ (…) Il faut refaire un corps de merveille et de joie. Nous y parviendrons ! Dansez, dansez ! Embrassez qui vous voudrez ! 3» L’autrice se reconstruit et cultive son jardin avec la joie dans le cœur. La joie de celle qui sait que toute semence appelle une récolte, la joie amoureuse de l’être heureux de ses créations belles et harmonieuses.
S’indigne-t-on de ne pas voir de fruits lorsque l’on met la graine en terre ? Doute-t-on que la graine est bien enterrée une fois dans le sol ? Non, bien sûr. Pourtant, la terre cultivée sera soumise à la météo changeante, du temps passera, et la seule chose constante est invisible à nos yeux : le travail de germination en intraterre. Notre état d’esprit est très différent lorsqu’il s’agit de nous-mêmes, d’une transformation intérieure ou d’un changement qu’on a enclenché dans notre vie. Or, il s’agit de transposer le même processus du jardin extérieur au jardin intérieur. Jésus est comparé à un jardinier4: connaître le processus de germination et détenir l’art de cultiver un jardin est la voie de la maîtrise de soi-même. En tant que jardinier, allons-nous planter des espèces qui ne nous plaisent pas et laisser les parasites tout ravager ? Ne vise-t-on pas la beauté et l’harmonie ? N’est-on pas fier et amoureux de son jardin, lui apportant le plus grand soin? Pourquoi tout cela nous paraît-il si étranger lorsqu’il s’agit de le transposer à notre intériorité ?
Car la conscience du jardinier est elle-même une plante en processus de croissance.
Je m’en revins de ces ondes très saintes
régénéré, comme une plante neuve
que renouvelle son nouveau feuillage,
pur et prêt à monter jusqu’aux étoiles.5
Les calices s’ouvrent, le bouton floral se métamorphose et la fleur s’épanouit. Lorsque la fleur s’offre dans toute son ouverture, elle sème son pollen en même temps, permettant la floraison de tout un jardin, toujours plus vaste. Elle n’a rien besoin de faire : son ouverture même est synonyme de semences. Les arbres adultes lâcheront leurs semences au vent printanier ; les fleurs épanouies attireront à elles le butinage des abeilles. La manière de semer n’est pas importante, l’important est que cela se fait. Ainsi la floraison de la conscience du jardinier le rend aimant, naturellement, il devient ami de lui-même selon un processus aussi inévitable que celui de la germination. Sa conscience ouverte telle la Rose du Paradis, il soigne conséquemment son propre terrain : il sème, il s’aime.
Peut-on forcer la fleur de la conscience du jardinier à s’ouvrir, la sienne ou celle de l’autre? Si vous avez déjà essayé, vous savez que ça ne fonctionne pas. On peut se languir de voir la fleur dans toute sa beauté mais en attendant, l’attention est portée sur la justesse avec soi-même et avec autrui, la reconnaissance de ce qui est, le discernement. D’abord, pensons au calice : ce peut être très beau. Une coque de protection peut être belle : elle n’est pas à confondre avec la fleur elle-même. Mais on peut reconnaître les bienfaits du calice. Il protège la fleur en développement, et généralement tombe au moment de l’épanouissement de la fleur : il n’y a pas besoin de s’attarder sur le calice. Le discerner, c’est simplement savoir qu’il y a une fleur en développement et c’est bien elle qui est au centre, sa croissance est la raison d’être du calice.
Ce qui peut sembler injuste, c’est qu’une fois ouverte, la fleur est soumise avec rudesse à des turbulences. L’ensoleillement n’est pas toujours de mise. De nouveaux dangers se présentent: certains essayent de la manger, d’autres de la cueillir ou de lui arracher ses pétales. Elle est jugée mauvaise herbe. La conscience s’ouvre, dans toute la réceptivité de sa vulnérabilité, et elle est confrontée au déchaînement de tout ce qui souhaite la fermer, la taillader. Dante a bien des soutiens, mais penser autrement et écrire la Divine Comédie se fait au péril de sa vie. Dans la Divine Comédie elle-même, il est prévenu de l’adversité qui l’attendra. Peut-être que cette prédestination est possible non pas seulement parce que le monde est injuste mais parce que cela fait partie du processus de croissance de la conscience. Que la plante soit végétale ou humaine, des étapes de croissance lui sont soumises.
C’est dans ce sens que Gitta Mallasz reçoit en pleine tourmente cette guidance :
QUE CHAQUE CRITIQUE T’ÉLÈVE, CAR TES POSSIBILITÉS S’ÉLARGISSENT AVEC ELLE ! Chaque objet, chaque être autour de toi te sollicite.
On te demande seulement ce que tu es capable de donner.
Qui demande à l’impuissant, au misérable ? Cueille-t-on des figues sur le chardon ? Mais on secoue le figuier, parce qu’on attend de lui des fruits. Porte des fruits ! Ne crains pas d’être secouée – on ne secoue pas le chardon !6
Le vent fort remue la plante et l’oblige à s’enraciner plus profondément dans le sol, à être solide en fortifiant son assise, son ancrage. Devenue arbre, le vent fort permet aux fruits de tomber de ses branches. On ne pensait certainement pas à la force qu’allait développer la plante en bouton en songeant à sa beauté prometteuse. Pourtant, l’une ne va pas sans l’autre, mais on ne pouvait pas le savoir avant que la plante ne vive tout son développement. Dante s’est révélé être une belle plante en ouvrant sa conscience mais tout ce qui a contribué à son élagage et à son enracinement ont fait de lui l’arbre de la vérité et son jardin, légué dans la DC, continue à donner des fruits et à faire des rejets.
Maintenant nous sommes prêts pour pénétrer dans notre jardin… Avant de faire quoi que ce soit, contemplons-le un instant. Quel est son parfum ? La rose est le parfum de l’âme. On découvre ce qui pousse à l’intérieur de soi, on le regarde, on le respire. Sommes-nous bien dans ce jardin, et prend-t-on le temps de nous y asseoir ? Reconnaît-on son style, et rêve-t-on d’être ailleurs ? Peut-être qu’il ressemble, à s’y méprendre, à une terre en friche, malgré tous nos efforts. La sagesse paysanne rappelle que la semence n’est pas la récolte. Et avant même la semence, la terre doit être labourée.
Dante, lui, rappelle à la vigilance: certains jardins sont des champs de vignes tordues et stériles. Ne soyons pas dupes : ils ne nous donnerons jamais de fruits. Ainsi Hugues Capet, au Purgatoire, définit qui il a été, sans leurre sur sa propre lignée :
Je fus racine de cet arbre mauvais
qui couvre d’ombre toute la chrétienté,
si bien qu’on y cueille rarement un bon fruit1.
Le discernement éloigne du piège de la comparaison : si mon jardin est en bouton tandis que celui de droite a des racines à couper, tandis que celui de gauche a un potager bien garni, même si tous les trois nous travaillons fort pour avoir de beaux jardins équilibrés, il n’y aura pas du tout le même travail à faire. Peu importe : au bout du compte, les trois jardiniers récolteront le fruit de leur labeur.
Finalement, que contemple-t-on lorsque l’on prête attention à un jardin ? Tout un processus de croissance et de transformation. Une force de vie. Il n’y a aucune image fixe, mais le vivant à l’œuvre. La justesse du regard se vérifie dans la vitalité de celui qui épouse le rythme de croissance de son jardin. Le regard s’est déplacé : ce n’est plus le style de jardin que l’on regarde, une image immuable, mais la vie qui l’anime. Dans ce regard se trouve le choix : le choix du vivant. Il peut y avoir un tas de bois mort en nous, mais il peut tout aussi bien étouffer les jeunes pousses que leur servir d’humus. Tout dépend de ce que l’on en fait, de la (re)composition à laquelle on s’adonne.
A chaque jour suffit ses semences : Tout jardin commence par une semence, tel le respect, l’équité, en un geste, en un mot. Plus on porte attention à la semence, plus on laisse le processus de croissance s’accomplir, et plus le jardin prend forme et couleurs : un parterre de fleurs éclot à perte de vue. Nous avons chacun un jardin intérieur, mais la Terre elle-même est un grand jardin : les nôtres sont ses parcelles. Si le jardin d’Eden n’était pas perdu, mais la récolte attendue de nos semences ? Il sera alors le fruit de nos jardins secrets.

1 Dante emploie « trasumanar » traduit par « se transhumaniser » mais cela n’a pas de rapport avec le transhumanisme technologique actuel. On pourrait dire qu’il s’agit d’un transhumanisme intérieur et autonome.
2 Christiane Singer, Derniers fragments d’un long voyage, p. 91.
3Ibid, p.55.
4 « Il est important de lire les textes bibliques dans leur contexte, avec une herméneutique adéquate, et de se souvenir qu’ils nous invitent à « cultiver et garder » le jardin du monde (cf. Gn 2, 15). Alors que « cultiver » signifie labourer, défricher ou travailler, « garder » signifie protéger, sauvegarder, préserver, soigner, surveiller. » Encyclique Laudato si’, no 67, pape François, sur l’humain et la Terre, « rien de ce monde ne nous est indifférent », 2015.
5Purgatoire, chant XXXIII, v. 142-145.
6 Entretien 36 avec Gitta, Dialogues avec l’ange, p.218.
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Une réponse
Merci Sarah.La parabole, dimanche dernier était celle du semeur et Monseigneur nous a longuement parlé de cette terre intérieure à préparer. De même qu’au monastère on prépare la terre pour les semis.Ce travail du corps,de nos différents corps dont tu parles, j’en fais l’expérience depuis ces dernières semaines,au travers de l’ancrage,de cette incarnation si difficile pour moi. Une fois de plus, tout entre en résonance. J’ai retrouvé Christiane Singer, Ghitta Mallash…et ce dessin de Catherine.
Merci chère Sarah pour cette belle réflexion si bien à propos dans ce printemps qui s’avance et cette montée vers Pâques.
Dans l’attente de la récolte,continue de semer dans nos cœurs ces jolies graines .