Que mon cœur s’ouvre

Plonger dans sa matière, dans cet infiniment petit, dans cette obscurité est un passage obligé de la métamorphose. Dante nous partage cela dans sa catabase. J’en ai déjà fait mention dans des articles précédents. Ce qui n’a pas été souligné encore, c’est la nécessité d’avoir le cœur ouvert pour vivre ce plongeon.

De quel cœur parle-ton quand on fait référence au « cœur ouvert » ?

En ancien français, « cœur » signifie à la fois « cœur » et « courage ». En italien, « coraggio », « courage », provient du provençal « corage », composé de « cor », le cœur en latin, qui donnera en italien « cuore ». On observe combien dans les deux langues, le cœur est intrinsèquement associé au courage, cette force qui permet d’affronter et de vaincre tous les obstacles. Et il en faut du courage, pour plonger dans sa matière. Le courage de se regarder, de se reconnaître, d’accueillir et d’aimer. Il est important de replacer cette union sémantique pour s’extraire des associations, trop souvent véhiculées, entre le cœur et la sensiblerie ou entre le cœur et la faiblesse. Le cœur dont nous parlons ici n’a rien à voir avec cela : c’est au contraire une force.

Souvent, dans les milieux spirituels et de développement personnel, il y a une confusion quant à la localisation de ce cœur qu’on ouvre. Certains sont sans réponses, d’autres le localisent dans le 3e chakra (plexus solaire) et d’autres encore dans le 4e chakra (centre de la poitrine). Quel éclairage apporte Dante ?

Notre auteur a étudié la médecine galiéniste1 : si son écrit est poétique, son propos est aussi physiologique et anatomique, se référant au cœur physique. Le cœur a à la fois un sens moral (force, amour, courage) et physique (organe). Étudier les deux sens du mot « cœur » est d’autant plus intéressant aujourd’hui que la recherche médicale a découvert le cerveau du cœur physique, accordant au cœur une intelligence ! Ainsi chez Dante, le « cœur ouvert », cette force en soi à déployer, est tout simplement localisé au niveau du cœur… physique. Il est important de préciser cela pour savoir que lorsqu’on dit « être dans son cœur » il ne s’agit pas d’une abstraction : il s’agit d’habiter le cœur de son corps physique.

Dans la médecine galiéniste, fondée sur la théorie des humeurs et des tempéraments, chaque organe est associé à une humeur, à une qualité et à une planète2, le macrocosme se retrouvant dans le microcosme. Pour Dante, si le cœur a la charge de la pulsation du sang3, il est aussi le siège de l’esprit vital, qui est l’interface entre l’âme et le corps4. Ainsi le cœur physique, par ces deux attributs, est au diapason de l’anima, l’âme, dans les deux sens de ce mot : « force de vie animatrice du corps » et « principe spirituel ». La vision médiévale du corps nous invite à ne jamais dissocier le physique et le spirituel. Le cœur est le point de jonction entre les deux, il est le centre, le juste milieu. En portant notre attention sur notre cœur, nous sommes intensément en contact avec notre corps physique, le cœur donnant le « la » au flux sanguin, irrigant les cellules de sa pétulance. Nous sommes en même temps en contact avec une dimension subtile de notre être : le calme est présent, la paix intérieure se fait sentir, le cœur s’étire et une chaleur envahit la poitrine.

Dans notre cœur, nous sommes au milieu d’un mouvement sans précédent de va et vient : le mouvement de la pulsation et du souffle. Du micro au macrocosme, ce mouvement est identique à celui de la vague et de la « grande mer de l’être ». Cette harmonie, ce même mouvement du plus petit au plus grand sont chers à Dante : en quête d’unité, il ne vise pas la perfection, mais l’équilibre. C’est exactement ce que vise la médecine galiéniste : l’équilibre subtil des tempéraments et des humeurs fondamentales afin d’avoir un corps en harmonie, en santé. L’harmonie résulte de l’équilibre et elle signifie chez Dante la syntonisation du microcosme sur le macrocosme. Comme un instrument s’accordant sur les notes de musique, il s’agit d’accorder l’humain sur le divin, d’équilibrer son corps pour qu’il puisse jouer la musique des sphères. Dante, au chant XV du Purgatoire, vit cette syntonisation. Choqué à la vue des paresseux, il se tourne vers son guide, qui lui répond ceci :

Ce que tu as vu te fut révélé pour ne pas que tu refuses

d’ouvrir ton cœur aux eaux de la paix

qui de l’éternelle fontaine se diffusent.5

Ces vers révèlent qu’il y a un choix à faire pour vivre cette syntonisation, pour être en harmonie : celui d’ouvrir son cœur. Si Dante pouvait refuser de l’ouvrir, c’est que le libre arbitre est de mise quant à l’ouverture ou la fermeture de son propre cœur. Quoi que nous vivions, ce choix est présent. Le cœur est une vanne pour les eaux de la paix, que l’on choisit d’ouvrir ou non pour les laisser couler en nous, afin qu’elles circulent librement dans notre être. Leur libre circulation, toujours dans un mouvement de va et vient, est la garantie de l’équilibre de l’être, au niveau du corps (physique, pensées, émotions) et de l’âme.

Dante décrit différentes formes de fermetures du cœur, toujours selon l’élément eau, et selon l’élément feu, que nous n’étudions pas ici. Méduse, en Enfer, est une représentation typique de fermeture du cœur : amoureuse déçue, elle s’enferme dans la ran-coeur. Devenue dame de furie et d’orgueil, Dante doit se couvrir les yeux sous peine de pétrification, l’arrivée de Méduse étant signalée par « la montée des eaux tourmentées »6, suffocantes de miasmes. Au chant XXXII de l’Enfer, le cœur fermé prend la forme du lac gelé s’étendant à perte de vue : tous sont pris dans la glace. Ressemblant à des statues de sel, les âmes des damnées, pétrifiées, n’ont plus rien de vivant. Face à ce spectacle, le sang du lecteur se glace aussi, plongé dans le règne du morbide, qui fait songer à s’y méprendre à la galerie de Méduse. Le lac même est réifié, ressemblant plus à du verre qu’à de l’eau gelée, ce qui le prive de sa fluidité et de sa vitalité. Dans tous les cas de fermeture, le mouvement est empêché : l’eau est cristallisée et le cœur se durcit. Ainsi Dante prie pour lui-même à la fin du Purgatoire :

Que la glace dans mon cœur redevienne souffle et eau.

Calligraphie de Catherine Stutzmann, https://catherinestutzmann.fr/

Une prière synonyme serait : « puisse mon cœur s’ouvrir ». Le cœur fermé ne s’ouvre pas tout seul : Dante demande de l’aide par sa prière, il demande au souffle et à l’eau de se transformer pour reprendre leur forme première. C’est une des manières que Dante emploie pour se réharmoniser. Deux forces motrices unies entrent en action dans la demande de transformation et de réharmonisation : la force animatrice du petit univers qu’est le corps, l’anima, et la force animatrice de l’Univers, l’Amour7.

Dans la pensée des troubadours, à laquelle Dante souscrit, il suffit d’une petite brèche dans le cœur pour que l’Amour et les eaux de paix s’y déversent. Même un cœur vilain, envahit par les mauvaises pensées, peut devenir noble, s’il est ébréché. L’Amour et la Paix fleurissent dans le cœur vilain comme la plante pousse dans le béton. Cela signifie qu’il n’y a pas de fatalité : tous les cœurs peuvent être des vannes ouvertes. Il faut beaucoup de courage à Dante pour vivre les chocs de conscience nécessaires à l’ouverture de son cœur, et surtout, il lui faut le courage d’être humble, ce qu’il prouve à la fin du Purgatoire par sa reconnaissance de soi et sa prière. A la fin du Paradis, dans l’espace où seul l’Amour demeure, Dante décrit une dernière fois la vanne ouverte qu’est son cœur, et l’effet que cela lui procure :

Ainsi je suis, ma vision ayant quasiment

cédé, et encore se distille

dans mon cœur la douceur qui naquit d’elle8.

Avant la délivrance du cœur, Catherine Stutzmann, https://catherinestutzmann.fr/

1 Médecine élaborée par Galien au II s. ap. JC, appelé « le père de la médecine occidentale ». Il reprend et approfondit la médecine d’Hippocrate. La médecine de Galien est appliquée au Moyen-Age, et ce jusqu’au XVIIIe siècle.

2 Hildegarde de Bigen est une figure médiévale bien connue aujourd’hui développant cette vision du corps humain. https://luc-bodin.fr/la-medecine-selon-hildegarde-de-bingen/

3 Il y a énormément de choses à dire sur le lien entre le sang et le cœur, notamment comment le cœur transforme le sang et le digère, selon les termes de l’époque.

4 Cet esprit, présent chez Galien notamment et plus largement dans la médecine médiévale, répond à un problème biologique : comment les organes corporels et les nerfs, matériels, peuvent-ils transmettre des formes immatérielles à l’âme ? L’esprit ici est une force qui assure par sa nature particulière l’union entre deux réalités hétérogènes.

5 Purgatoire, XV, 130-132.

6 Enfer, chant IX.

7« l’Amour meut le Soleil et les autres étoiles », dernier vers de la Divine Comédie.

8 Paradis, XXXIII, 61-63.

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