Mon corps me pèse.

Trouvons-nous notre corps lourd, encombrant, limitant ? Qui n’a pas rêvé d’être libre des entraves du corps ?

Bien des fois, notre propre corps nous pèse, sous différents aspects. Ce peut-être par la maladie et la douleur qu’il nous apporte et, que l’on comprenne ou pas, on se sent trahi et empêché de vivre. Ou bien, on ressent la lourdeur de la matière et, aspirant à l’apesanteur, celle-ci devient insupportable. Ou encore, on se sent bloqué et diminué. On aimerait se contenter d’une pomme par jour mais la pulsion de se remplir le ventre est plus forte ; on travaille une chorégraphie, mais notre corps n’est pas assez souple ; tout est très clair dans notre tête, mais au moment de prendre la parole, le corps rougit, se fige, comme une voiture en panne. Et pour finir, on voit dans la glace un beau matin une figure vieillie et ridée, abasourdi, parce qu’à l’intérieur rien n’a changé. Ainsi assiste-t-on au décalage entre notre esprit et notre corps, entre ce que l’on veut, ce que l’on pense, et ce que l’on peut, ce qui est. Sans compter, pour son corps ou celui des autres, tout ce qui suscite et provoque le rejet, le mépris, le dénigrement, le jugement. Beaucoup de souffrances et d’incompréhensions sont présentes dans notre rapport au corps.

Ces souffrances et incompréhensions sont souvent taboues ou jugées. Si l’on expose la vérité crue qui nous habite, à savoir, « je n’aime pas mon corps », « mon corps me fait mal », « mon corps est un boulet », si on parle de nos jugements sur notre corps, on prend le risque d’être jugé à notre tour. On risque d’être surpris par la bien-pensance ou de découvrir que la personne en face aussi se juge, alors elle ne peut rien nous apporter d’autre que le jugement. Tout cela nous confine à porter notre poids silencieusement, ou à mi mots, sans jamais vraiment le laisser. Peut-on le déposer dans les bras de Dante ? Nous accueille-t-il comme une tendre mère ? Voyons cela.

Oui, la vie terrestre est difficile : Dante, le premier, parle sans concession de la lourdeur et de l’égarement de l’existence, au point qu’il s’est rendu dans « la forêt obscure ». Il part toujours d’un « je » et témoigne de ses états d’être, tandis que son corps est en évolution à travers ses œuvres, de neuf ans à la maturité. On le voit grandir, croître, s’affermir, et tout du long son corps est affecté par ses émois. Ses écrits laissent transparaître le corps comme un organisme ayant son fonctionnement propre et comme le lieu de projection, d’imagination et de réflexion. Le rapport au corps est complexe, les sensations contraires s’entremêlent. Par exemple, la sensation de lourdeur du corps physique n’empêche pas d’être émerveillé devant sa beauté. Qui n’a jamais été frustré par ses limitations physiques tout en étant stupéfait par sa méconnaissance des capacités de l’organisme ? Ces contrastes révèlent notre rapport changeant au corps, tantôt exalté, tantôt douloureux, duquel se détache un esprit autonome, capable de critiquer les réactions corporelles et qui découvre ce faisant le problème de l’alignement entre les différentes parts de soi. Dante l’écrit dans le Convivio1 : l’homme est une forme unique joignant trois natures, il faut donc, pour être parfait, que son corps ait une subtile harmonie. Peu d’hommes sont parfaits justement à cause de la grande concorde exigée entre tant d’organes, pour qu’ils puissent tous bien se répondre.

Mais revenons au titre : nous sommes en relation avec notre corps. Dire « mon corps me pèse » signifie : j’identifie que je ne suis pas mon corps2. Par contre j’ai une relation avec lui, et là j’en suis à un stade où la relation est pesante, que je traduis par : « mon corps me pèse ». C’est tout de suite plus souple : une relation évolue dans le temps, elle est modifiable. Surtout, lorsqu’on entre en relation avec quelqu’un, c’est qu’il y a une attirance, une connivence, c’est positif. Je fais l’analogie avec la relation à notre corps : au début, la relation devait être plaisante. Je n’ai jamais entendu un enfant se plaindre de son corps. Quand est-ce que cela a tourné vinaigre ? Que s’est-il passé durant ces nombreuses années de relation ?

Une chose me vient : le respect, qui est la base de toute relation saine. Écouter l’autre, s’écouter soi, respecter ce qu’il nous dit, respecter ce qu’on ressent. Mais combien de fois le respect a l’air d’être inimaginable pour nous ? Il m’est déjà arrivé d’exprimer à quelqu’un que j’étais fatiguée, mais la personne continuait de me parler et à chercher le débat, comme si j’étais invisible. J’ai dû être frontale pour être entendue, et tout cela pour que mon besoin soit respecté, simplement. L’irrespect se glisse dans les petites affaires du quotidien. Il s’immisce notamment avec toutes les idées que l’on a sur l’autre, lorsque l’on croit mieux savoir que lui ce qui est bon pour lui : « mais non, il n’osera pas, c’est un caprice, ça lui passera, c’est bon pour moi donc c’est bon pour tout le monde, il dit ça juste pour m’embêter, etc ». On est « con-vaincu » comme dirait Thomas d’Ansembourg. Je fais le parallèle avec le corps : on le trouve lourd notamment lorsqu’il est malade. Un corps malade, c’est un être qui, fatigué comme moi, devient frontal. Combien de fois notre corps nous a dit qu’il était fatigué sans qu’on l’écoute, c’est-à-dire sans qu’on agisse en conséquence, sans qu’on le respecte ? Que faire pour être entendu lorsque l’autre fait la sourde oreille ? On en rajoute une couche, on insiste. C’est ce que le corps fait… bien sûr, comme pour les relations, la surdité peut aller jusqu’à briser le lien, et Dante ne se prive pas de rappeler à quel point l’humanité est sourde et aveugle.

Mais la différence notable est que nous n’avons qu’un corps : il ne partira jamais loin de nous. Il restera toujours notre relation première, fondamentale. Il n’y a pas d’autre personne en jeu, nous n’avons à composer qu’avec nous-mêmes. Pour Dante, le corps n’est en soi ni bon ni mauvais, mais il est le vecteur qui imprime et exécute les opérations de l’âme, il est la cire sur laquelle n’importe quel sceau peut être imprimé. Notre corps nous attend, il est toujours là. En tant que cire, le corps détient une grande souplesse de transformation, et l’esprit, la conscience, un grand pouvoir de façonnage : chaque jour est tel un reset, chaque jour nous pouvons repartir à zéro avec notre corps et construire une nouvelle relation avec lui, l’améliorer ou la détériorer. Le type de relation que l’on entretient avec lui aura des conséquences négatives ou positives, mais quoi qu’il en soit tout est modifiable à chaque instant. Il n’y a pas de fatalité pour Dante, mais des empêchements4, notamment l’ignorance, qui sont corrigibles en ayant accès à l’information juste ; c’est pourquoi notre auteur partage sa connaissance.

En ce sens relationnel, l’incarnation est une histoire d’amour. Être incarné, ce n’est pas simplement habiter son corps ou se sentir bien dans son corps ou encore être attentif aux muscles qui se contractent! L’incarnation pleine et entière est synonyme de transformation, de se sortir des conditions de survie jusqu’à ce que la Joie d’être vivant soit manifeste en nous, pour nous. Cela est très rassurant lorsqu’on a du mal à s’incarner justement, lorsque derrière cette difficulté il y a la peur de descendre, d’être complètement dans toutes les limitations, les stress, les conflits et tiraillements que l’on voit en soi. Ça ne donne pas envie ! Au secours, j’ai besoin d’air ! Venez me chercher ! Mais, paradoxalement, c’est parce qu’on accepte non seulement de les voir mais aussi de les accueillir3, de les ramener dans la paix et la sécurité affective, qu’elles s’effacent : le regard aimant transmute, Amour transforme tout ce qui n’est pas Amour en lui-même, et ça commence en soi.

Le corps de Dante s’illumine, devient transparent au fur et à mesure de son ascension de conscience : si les âmes flamboyantes attendent leur corps glorieux, Dante vit l’ascension de conscience et du corps, qu’il n’appelle pas résurrection mais « trasumanar », « transhumaniser ». Un être vivant le « trasumanar » a un corps de lumière ou corps glorieux. Ce n’est pas une enveloppe qui s’ajoute au corps physique, c’est le plomb dans le corps physique qui s’est transformé en or. Mon corps me pèse… mais c’est lui qui est plombé, miné, à plusieurs niveaux. L’âme, incarnée ou non, est une lumière, une étoile immortelle. Le corps et l’esprit, quant à eux, sont dans une grotte, ce qui ne signifie pas que le corps est obscur en soi. Dante est passé par là, par ces souterrains infernaux où seule l’obscurité est familière, mais il est aussi celui qui vit le trasumanar, ce processus alchimique, et cela, au cours d’une même vie terrestre. D’ailleurs, comment pourrait-il y avoir d’alchimie sans plomb ?

Quand on parle d’accepter l’incarnation, de descendre dans son corps, on a souvent l’image d’un puits noir dans lequel il faut descendre, de quelque chose opaque et indistinct. Cela rebute, tétanise voire terrifie. Dante nous propose de changer notre imaginaire sur notre propre corps : après tout, tant qu’on est pas incarné et qu’on regarde notre corps de haut, on ne connaît pas sa réalité. La Bête serait-elle la Belle ? Et si on troquait l’image du noir rebutant pour celle de la lumière ? Descendre dans notre corps reviendrait à plonger dans la Lumière… Quelles sensations cela déclenche en nous, est-ce toujours aussi repoussant ? Sommes-nous capables de détourner notre regard et de voir que notre corps n’est pas responsable du poids de l’existence, voire qu’il aime la légèreté d’être autant que nous ?

La Divine Comédie, c’est l’histoire des âmes en proie avec l’incarnation, avec l’histoire humaine : ce qui les motive à descendre sur Terre, ce qu’elles ont appris et vécu sur Terre, et comment cela impacte leur trajectoire galactique. Même lorsque les âmes sont retournées dans leurs contrées heureuses et éthérées, elles ont une pâte humaine. Elles gardent l’empreinte de l’humanité et elles se sentent concernées par son destin. On pourrait rêver d’être ailleurs que sur Terre, autre qu’humain, et les âmes désincarnées ont cette possibilité. Pourtant, certaines âmes sont tellement attachées à leur histoire humaine et à son bagage de souffrance qu’elles ne veulent pas la quitter et se créent un monde infernal. Pourtant, c’est lorsque Dante s’éloigne de la Terre en gravissant le mont du Purgatoire qu’il est missionné pour y retourner et écrire la Divine Comédie : c’est au moment de la montée que toute l’importance de la descente incarnée se fait sentir. Quant aux âmes béates, elles sont dans leur infinie puissance, totalement libres et heureuses, mais ce sont elles qui se languissent de retrouver leur corps physique afin de pouvoir, à nouveau, embrasser leur proche, qui est une expérience propre à l’incarnation. Sont-elles folles de se languir pour cela ? Est-ce imaginable qu’avoir un corps est si convoité et prestigieux ?

On se retrouve donc face à un paradoxe: les âmes incarnées trouvent leur corps lourds, tandis que les âmes totalement dégagées de l’incarnation désirent cette enveloppe terrestre. Sur la Terre, le rejet de l’incarnation est monnaie courante, tandis qu’au Ciel, les lumières immortelles sont amoureuses de leurs corps physique. Les âmes béates décrivent le corps comme l’outil privilégié pour étendre leur champ d’action, l’action principale et essentielle d’une âme étant d’aimer. La relation au corps, au tout début, au moment où l’âme choisit de s’incarner, est donc non seulement plaisante mais surtout aimante.

Au dernier chant de la Divine Comédie, Dante se souvient de qui il est vraiment – au point que la question ne se pose même plus – il plonge dans l’Essence infinie. Il éprouve l’unité de l’univers en Dieu en même temps qu’il réalise la Trinité (union du corps, de l’âme et de sa parcelle divine) et c’est alors que toute la valeur et la sacralité de l’incarnation lui sont révélées. Que peut-on en dire ? Dante nous offre une bribe de son indicible réminiscence en concluant le Paradis ainsi: « l’Amour qui meut le soleil et les autres étoiles« . Le grand mystère de l’incarnation est le mystère de l’Amour, qui est l’essence de l’âme, et cela n’est un mystère que pour les âmes qui sont passées par le voile de l’oubli en s’incarnant. Avant qu’elle ne dégénère sur la Terre, la relation au corps est initiée par le mouvement qu’est l’Amour. S’incarner est un acte d’amour ; le désir qui meut les âmes n’est rien de moins que cette force d’Amour qui voit à la cohésion de tout l’univers…

Mieux que ses bras, Dante nous offre de déposer notre poids dans ses vers:

l’Amour meut le soleil et les autres étoiles.

Catherine Stutzmann, Chemin de l’âme

1 Conv, III, 8.

2 Il est très intéressant d’entendre des personnes se désidentifier de leur corps lorsqu’elles ont mal et s’y identifier immédiatement après lorsqu’il est question d’un de leur atout physique.

3 Dante construit véritablement une relation avec les différentes parts de lui-même qui passe par la personnification de ce qui l’habite. Ex: Rime, LXXII: « Un jour s’en vint à moi Mélancolie,/qui me dit: « Avec toi je veux rester un peu » ». Cela sert l’accueil et la reconnaissance de soi, le leitmotiv de Dante étant que se voir permet d’être en paix avec soi-même. « Comme le sceptique trouve la certitude, et transforme en paix son angoisse lorsque le vrai à ses yeux se découvre, ainsi changeais-je » Purgatoire, chant IX, v. 64-66.

4 Voir Convivio, I. Il y a deux types d’empêchements radicaux, qui empêchent l’amélioration de soi pour l’auteur : un de type corporel, pour les sourds, les aveugles et muets. L’autre de type spirituel, il s’agit des âmes perverses, qui « se sont si égarées qu’elles préfèrent les désirs vicieux ». Pour nous, contemporains, il est évidemment choquant de lire ce point de non retour pour les sourds, les aveugles et les muets. Mais Dante cherche aussi à sortir les personnes de leur paresse et de leur croyance en leur incapacité : parler d’empêchement corporel, c’est dire que seuls les sourds, muets et aveugles ne peuvent s’améliorer, mais que tous les autres n’en ont pas l’excuse.

texte et image tous droits réservés ©

Une réponse

  1. Ce qui suit c’est du lourd (dense, complexe) pour l’esprit et du léger (clair semé, simple) pour la matière car virtuel.

    Mon corps me pèse,
    … et moi qui pensait avoir la capacité de pouvoir le peser.
    … « Je » Balance entre ces poids.

    Gratitude pour ces partages inspirants.
    Belle illustration.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Partager

Facebook
Twitter
LinkedIn

Restez informé·e des prochaines publications.

Clic droit non autorisé sur ce site