Entre les 2, il n’y a qu’un « l ». A qui est-on identifié ? Anima, c’est l’âme, la force motrice, celle qui anime le corps. Comment différencie-t-on cela d’une pulsion par exemple, qui est également une force qui meut le corps dans un sens ? Il faut se défaire du « l » pour revenir à l’anima : le travail se fait en négatif, c’en est un de dépouillement. Le corps de Dante, au fur et à mesure de sa traversée, devient de plus en plus transparent : il se dépouille de son opacité à mesure qu’il rejoint la lumière ardente, comme on enlève les pulls et son manteau lorsque le Soleil arrive et réchauffe la température.
Quel est cet animal, cette peau de bête dont on se dépouille ? Il faut entendre « animal » au sens de corps humain en mode survie. C’est le corps, le système nerveux et l’esprit, qui sont conditionnés et sont restés figés sur les mémoires archaïques de danger imminent, où il fallait se battre pour survivre, pour manger et ne pas être mangé. C’est le règne de la peur, qui a imprimé et enclenche automatiquement tout un tas de réactions de défense, d’attaque et de sauvegarde. En science, on le mesurerait avec les hormones du stress1. Ne pas s’y méprendre : les animaux sont présents dans l’au-delà dantesque, ils accompagnent les âmes même au paradis. On est loin du rejet du règne animal.
Cela est la première balise pour mieux nous diriger : Dante sort de la dévaluation des animaux tout en travaillant à redonner à l’humanité ses lettres de noblesse, c’est-à-dire à la sortir de sa condition animale en allumant son étincelle divine. Notre auteur pourrait nous dire ceci : « Tu le traites de porc, mais cette espèce ne le mérite pas. Debout face à moi, tu dénonces ta part animale quand ta violence est à l’œuvre, mais je t’enjoins à regarder l’humain que tu es. J’entre aperçois une laideur qui défigure l’humanité aux mille visages. Regarde mieux : tu plaques des excès humains sur des êtres régis par des cycles, par l’équilibre et l’harmonie de la Nature, que je loue pour ses vertus régénératives et inspiratrices. Je te donne une devinette : je me réalise en tant qu’être dans la matière dense, dans mon corps physique, cet animal sauvage que j’apprends à connaître. Il se métamorphose en compagnon fidèle que j’éduque, puis en réceptacle divin dont je suis le dépositaire, il est le temple que j’habite.»
Toute la question est celle-ci : quelle vérité se cache derrière le rejet d’une part de nous, de laquelle on se dissocie en la nommant animale ? Quelle connaissance intuitive jaillit dans l’usage des expressions animalières pour caractériser les côtés sombres de l’humanité2?
Pour Dante, si l’homme est « un animal instable et mutable » qui « sent le parfum de Dieu plus que les animaux »3, il peut aussi faire preuve de bestialité. Un exemple de cette bestialité est la luxure4. Humain animal ou bestial : voilà une précision sémantique éclairante pour faire la part des choses. Si le corps physique a de facto les mêmes mécanismes de survie et instincts que les animaux, l’humain a une bestialité qui lui appartient : la bestialité est humaine. Elle loge en Enfer, transformant les êtres en monstres et en chimères. La bestialité est synonyme d’enfer-mement : les êtres sont enfermés dans la souffrance, produite ou subie, ce qui les déforme, ce qui les tord de douleur au point de perdre forme humaine. Ils oublient leur propre parfum divin, se laissant ravager par l’odeur nauséabonde de la puanteur infernale.
Voilà un éclairage sur ce qui se trame dans notre renvoi à « notre part animale » : on l’appelle animale parce qu’on sent qu’elle n’est pas humaine, c’est-à-dire qu’elle nous coupe de notre humanité et nous isole, qu’elle éteint l’étincelle divine alors que dans la profondeur de notre être on aspire à l’épanouissement de notre vraie nature, à ce que l’étincelle devienne une flamme. L’intuition profonde de Dante est que la plus grande violence est la coupure avec soi-même. En ce sens, devenir bestial c’est se faire violence à soi-même. L’humain est une créature divine, l’intermédiaire entre les anges et les animaux5: s’il rejette son corps ou oublie sa nature divine, il vit l’état de coupure intérieure. Cet état est nécessairement souffrant, même lorsqu’on croit qu’il va nous libérer : l’état des suicidés au chant XII de l’Enfer en est l’exemple.
Mais l’être humain est aussi la créature douée de libre arbitre : Dante ne reste pas en Enfer, il choisit de suivre le processus de libération qui mène de l’animal à l’anima. Le « l » a donné les mots « lumière » et « lucidité »6: se dépouiller du « l », c’est intégrer la lumière et le discernement du cœur, afin d’éclairer notre intériorité qui était jusqu’à présent en point aveugle. Si une connaissance intuitive de la bestialité et de ses conséquences est à l’œuvre dans le langage – « c’est ma part animale » – on reste néanmoins dans une expression fourre-tout qui empêche de se voir avec netteté, de s’assumer et de se libérer. Avec le « l », les yeux du cœur voient les peurs et le stress, autrement dit intégrer la lumière c’est les ressentir dans son corps pour pouvoir les accueillir et détendre son corps jusqu’à ce qu’on sente un changement d’état. C’est aussi embrasser l’insupportable sentiment de coupure en nous jusqu’à baigner dans une lumière nouvelle.
Ainsi, en douceur, on passe de la survie à la Vie, on devient vivant. Tranquillement la transformation s’opère, à chaque choix répété en faveur de la détente et de l’accueil de soi plutôt que de la lutte et des crispations. Tout change à l’intérieur de nous : le monde, les autres, qui étaient inconsciemment et instinctivement perçus comme dangereux participent maintenant à l’harmonie de notre environnement. Plus de simplicité est au rendez-vous, de détachement et d’autonomie : l’extérieur n’est plus un danger, alors on n’a plus besoin de rester concentré sur lui, « au cas où ». La pression alerte, être sur le qui vive deviennent inutiles. L’extérieur, ça peut être nos relations, le temps, nos activités. Et toutes les images, les parades et les stratégies du bal masqué intérieur, que nous avons mis en place pour survivre dans ce monde – ma survie peut dépendre de ma solitude, de ma condition de victime, de ma force, de mon humour ou de ma séduction – s’effacent, elles n’ont plus lieu d’être. Pour reprendre une phrase de F. Lenoir (de mémoire) : « tout le chemin de la vie, c’est de passer de l’inconscience à la conscience, de la peur à l’amour »7. Ce processus, passer de l’animal à l’anima, revient à lâcher la représentation que l’on a de nous-mêmes. Celle-ci nous empêche de nous accueillir dans nos manques et dans nos limites, elle retient cette caresse envers nous-mêmes.
Et si notre corps et notre esprit sont remplis de stress par exemple, ce n’est jamais pour rien : il y a des circonstances qui ont créé cela. On peut se rappeler que notre corps répond aux influences qu’il reçoit8 et que notre esprit vagabonde, fait son «cheval échappé 9» tant que le maître n’est pas là, tant qu’on en est pas conscient. Ce savoir peut adoucir le rapport à soi-même, parce que là où on se jugeait anormal, spécialement incompétent ou incapable, est dorénavant perçu comme un état de fait modifiable, comme la condition humaine ordinaire. On est dur et exigeant avec ce qui n’est qu’un point de départ, restant ainsi cloué au port tandis que le vent marin nous invitent à naviguer. On juge les défaillances de notre corps et l’agitation de notre esprit, mais elles sont la matière première qu’il s’agit d’alchimiser. Elles nous offrent un terreau fertile d’expérimentation grâce auquel on peut transformer en or notre corps et notre esprit plombés. Le jugement est le fruit de l’ignorance : on ignore les conditions de l’incarnation, on ignore tout de l’enjeu de la maîtrise de soi et de ce qu’il y a à maîtriser, alors on se juge au lieu de prendre son élan avec la joie de l’expérimentateur.
Alors, revenir à l’anima, c’est aussi accepter de découvrir cette autre dimension en nous, une qualité d’être, un espace où l’on se déploie, une force calme et profonde que l’on ne connaît pas. Elle est ce que Dante appelle notre étincelle divine, qui devient flamme si on l’alimente, si on revient dans cet espace intérieur. J’ai toujours été fascinée par la simplicité de ce que signifie incarner sa nature divine, contre toute attente. Par exemple, Dieu est Joie pour Dante, alors être joyeux10 signifie être divin, pendant cet instant où je suis en joie, je reviens à l’anima, mon étincelle divine brille de mille feux. Lorsque j’ai un élan de joie en retrouvant une amie, en voyant les fleurs éclosent ou en écrivant cet article, je suis divine. Voilà toute la simplicité de l’incarnation du divin avec ce que nous en délivre Dante. Cette simplicité me ravit dès que j’y pense, son vertige et sa magnificence me récupèrent.
Et si, après cet élan de joie, je retombe dans un stress, alors je m’alourdis d’un « l », l’anima redevient l’animal, et on peut penser la chute originelle ainsi, la chute de la conscience comme la chute du corps, qui tombent faute de légèreté, parce qu’elles s’arriment à un poids, parce que, tout d’un coup, elles sont prises dans les lourdeurs de la vie humaine. Dans la Divine Comédie, la pesanteur et la légèreté ressenties sont deux indicateurs fondamentaux pour se repérer entre l’animal et l’anima. Plus on ressent de la légèreté, plus notre corps physique s’allège et devient transparent, et plus notre conscience s’allège des nœuds qui l’ont trop longtemps encombré, et plus on est anima.
Ainsi je conclus sur la devinette : « je me réalise en tant qu’être dans la matière dense, dans mon corps physique, cet animal sauvage que j’apprends à connaître. Il se métamorphose en compagnon fidèle que j’éduque, puis en réceptacle divin dont je suis le dépositaire, il est le temple que j’habite. » Je ne vais pas résoudre l’énigme, mais seulement observer que le « l » entre animal et anima représente tout le parcours de transformation de soi dont Dante nous témoigne. Cela nous ramène à l’essentiel « qui suis-je ? » et « qui est mon corps ? », animant la quête de connaissance de l’humain, cet « animal en perpétuel mutation11».

1Voir les travaux de Joe Dispenza. https://fr.drjoedispenza.com/blogs/dr-joes-blog ; https://www.editions-tredaniel.com/joe-dispenza-auteur-3783.html
2Il y a aussi bien sûr des associations positives : « être malin comme un singe » etc. Dans cet article, je m’intéresse exclusivement à la perception négative que l’on en a.
3De vulgari eloquentia.
4Ibid.
5Ibid.
6Le L est associé à la racine Indo-européenne Leuk- « être lumineux, éclairer »
7L’ange de la consolation. Voir aussi : « Le seul mal qu’il faut vaincre dans ton cœur, mon enfant, c’est la peur. Tous les autres maux : la colère, la jalousie, la tristesse, la culpabilité morbide, proviennent de cet ennemi intérieur. Si tu arrives à dominer ta peur, plus rien ne t’atteindra, plus aucune force mauvaise n’aura d’emprise sur ton cœur. Et pour vaincre la peur, il n’y a qu’un seul remède : l’amour. » L’oracle della luna, F. Lenoir.
8Dante dénombre de multiples influences, à commencer par celles des astres. Il y a aussi celle de notre environnement, de notre éducation etc. Voir le Convivio, 1,1, et la DC.
9Pour reprendre une expression de Montaigne, les Essais.
10 Joie qui peut être confondue avec une certaine excitation, alors qu’elle est à la fois intense et calme, dans un état de plénitude ou de complétude.
11De vulgari eloquentia.
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2 réponses
Merci pour cette belle analyse, cette belle réflexion que tu nous as offerte à travers Dante. J’ai croisé Frédéric Lenoir avec joie. Je ne connaissais pas l’oracle della Luna. Je le commande dès demain chez mon libraire ! J’ai fini il y a peu son livre sur Jung. L’anima est d’actualité…
Tu me diras ce que tu as pensé de son roman ? 😉 Je ne connais pas celui sur Jung.