Après les excès des fêtes, la purge ! Ou la purgation revisitée.

Combien de magasines de santé publient ce titre, en ce début d’année : « détox », « décrassez-vous ! », « se détoxifier »… Voyons si Dante a son mot à dire.

Le Purgatoire est une des trois parties de la Divine Comédie, et, pour la première fois dans l’histoire, l’auteur imagine le purgatoire comme un lieu à part entière. Le lieu où les âmes se purgent, c’est-à-dire se purifient en vue de retrouver la pure lumière de l’être. Les âmes ont donc aussi leurs lourdeurs, comme les corps, lourdes d’un trop plein, d’excès, le nettoyage est autant physique qu’énergétique. Qu’est-ce qui pèse lourd ? L’âme a-t-elle des cycles, comme le corps, de repos/activité, d’accumulation (d’expériences)/digestion/purgation ? Faisons-nous ces check-up, ces détox intérieures régulièrement ? Est-ce notre esprit ou notre ventre qui est trop encombré ? Ces questions me rappellent Jean-Yves Leloup (de mémoire) : « à quoi bon avoir des légumes dans son assiette, si on a un loup dans la tête ».

Au Paradis, Dante vit le trasumanar, la transhumanisation, qui est le symbole de la purification métaphysique : le corps s’illumine, devient corps de lumière, devenant ainsi la coupe, le réceptacle de la puissance divine. Mais cette purification peut être une inspiration pour la purification du corps malade. Le trasumanar passe au préalable par une purgation : celle des « 7P », les sept péchés qui marquent le front de Dante et dont il faut se purger. « Purgation » est un terme autant métaphysique que médical : la santé concerne plusieurs dimensions de notre être. Notre auteur n’oublie ni le spirituel ni le corporel : La purification de la vue que Dante éprouve tout au long de son voyage dans l’obscurité métaphysique est similaire au régime qu’il dit avoir suivi pour se défaire de sa maladie des yeux dans le Convivio.1 Ce régime est le rafraîchissement des yeux avec de l’eau claire, après la longue privation du jour. L’auteur fait une analogie entre les yeux physiques et spirituels, affectés par des troubles au contact de la lumière. Dans le Convivio, après avoir traité de la structure de l’œil pour montrer comment l’image des choses visibles se forme sur la rétine, l’auteur relève les causes de la corruption de la vue : la fatigue ou l’infirmité des yeux. Les yeux abîmés colorent et déforment les choses, l’étoile observée peut alors sembler trouble. La même infirmité est soulevée au niveau de l’âme, qui est une discordance, une disharmonie entre la vérité et son apparence. L’âme est malade, infirme, parce que sa vision de la vérité est affectée, troublée.

Comment cela est-il possible, l’âme désirant naturellement la vérité ? C’est que la peur affecte son désir. La peur et la discordance sont donc les causes qui bloquent l’accès à la vérité… Les mensonges et les croyances illusoires rendent d’abord l’âme malade, jusqu’à ce que la maladie se manifeste dans son corps. Dante poursuit l’analogie avec le corps par le vocabulaire : la « malice » de l’âme a trois «infirmités », qui sont trois obstacles à la connaissance. Les infirmités sont un cocktail d’orgueil, de bêtise, de prétention et de fascination par son imagination. En fonction de ces empêchements, l’âme aura un intellect sain ou malade2 : l’intellect « sain » est en capacité de recevoir la vérité et d’agir en fonction d’elle au moyen du corps physique. L’intellect « malade » est en incapacité de recevoir la vérité et/ou d’agir en fonction de la vérité reçue.

Conclusion : La vérité guérit, et vivre selon elle est signe de santé. Et la peur se révèle être… une maladie ! L’humanité malade en éprouve les symptômes, qui sont la déformation de la réalité – se focaliser sur le négatif, imaginer le pire, etc. Dante nous dit tranquillement : lorsque vous avez peur, vous êtes coupés du réel. Si la peur, l’angoisse, le stress sont votre leitmotiv, vous êtes un malade longue durée. Cette simple idée, que la peur est une maladie, donne matière à réflexion…. Cette maladie est une discordance intérieure, une lutte intérieure. Dire que l’humanité en guerre est une humanité malade, il n’y a qu’un pas. Si l’on s’attarde sur cette conception médicale, toute notre vision de nous-mêmes et de l’humanité change. On peut percevoir le tyran comme une âme malade. On peut regarder nos conflits intérieurs, nos peurs, non pas comme un problème à résoudre, mais comme une part de nous-mêmes en souffrance, qui requiert des soins.

Si Dante pense les causes de discorde il pense également l’harmonie, qui doit être au centre de la vie humaine. Depuis l’Antiquité, avec la théorie des humeurs, et au Moyen Age, la médecine définit la santé comme l’harmonie entre les différentes parties du corps et entre le corps et l’esprit. S’il y a discorde, il y a disharmonie, rupture de l’équilibre quelque part en nous, qu’il s’agit de rétablir. Pour le corps physique, l’auteur explique le bienfait des plantes dans le Convivio. Assimiler leur puissance nutritive rend beau et robuste ! Selon l’époque, l’être humain a une nature animale mais aussi végétative, et manger des végétaux permet de renforcer cette nature : on devient ce que l’on mange. Les qualités absorbées renforcent ce qui en nous résonne avec celles-ci : assimiler des végétaux renforce notre nature végétative, accroissant les qualités de force et d’harmonie présentes dans la nature. Dans cette logique, manger des animaux renforcerait-il notre nature animale voire bestiale, ce que proscrit notre auteur ? Végétarien, M. Alighieri ?

En tout cas, le Moyen Age connaît les vertus des plantes, y compris pour soigner : pour les maux d’estomac par exemple, on recommandait les baies de Sienne et de Casciano. On utilisait également les pierres précieuses : Dante fait allusion au rubis qui, pulvérisé dans l’eau, guérit les maladies des yeux3. L’auteur est d’abord, comme Socrate, médecin de l’âme : il propose une thérapeutique, de manière claire dans le Convivio, pour libérer les âmes de leurs empêchements, pour défaire ce qui les maintiennent dans l’ignorance et les écartent de la vérité/de la réalisation de celles-ci. Les empêchements sont multiples, mais la vérité est joie pour Dante, alors, si l’on veut commencer le débroussaillage, on pourrait regarder ce qui nous met en joie et ce qui nous maintient dans la peur.

Mais restons sur la purgation : ce qu’on purge, c’est l’excès, ce qui alourdit. L’alourdissement, au niveau de l’esprit, se traduit par « les nœuds ». Qu’est-ce qui est noué en nous ? Qu’est-ce qui nous fait cet effet de nœud intérieur, de complication, où tout est emmêlé ? Dante par exemple, rempli de doutes, grossit ses nœuds qui obscurcissent sa raison et l’empêche de voir la simplicité de la vérité. Ou un trop plein de nourriture, dont la saturation est le symptôme, serait un désir de connaissance démesuré, qu’Ulysse illustre dans l’Enfer. Cependant, l’excès n’est pas le seul responsable d’une mauvaise digestion : il s’agit aussi de bien choisir sa nourriture, qui plombe ou élève, qu’elle soit d’ordre matérielle ou spirituelle. La nourriture spirituelle, Dante la propose, ce sont ses écrits – ce que dénote le titre Convivio, Banquet en français. Savons-nous distinguer et bien choisir notre nourriture ? Les expériences elles-mêmes sont une nourriture, et, bien assimilées, elles deviennent une connaissance intérieure, une sagesse que l’on porte et que l’on peut partager avec les autres. Avant d’être une nourriture pour les autres, la nourriture est cuisinée et préparée : il faut se laisser du temps pour intégrer, avant de partager. Dante ne partage pas immédiatement toute la profondeur de son cheminement ; il se laisse le temps d’intégrer, en lui, pour lui, sans quoi il ne pourrait transmettre cette même profondeur voire « dilapiderait son énergie ».

Mais tout ce qui nous traverse n’est pas forcément digéré : sans la digestion, le corps et l’esprit rejettent ce qu’ils reçoivent, il y a refus, inacceptation. Comme on dit : « je n’ai pas digéré ce qu’untel m’a dit, m’a fait ». La digestion, pour l’esprit, c’est la sagesse, ou au moins la philosophie, c’est-à-dire le désir de sagesse. Ce qui l’empêche, bien souvent, est l’orgueil, le poids lourd dont les âmes au Purgatoire doivent se purger. C’est aussi la discordance ou le mensonge intérieurs, c’est-à-dire que ce qu’on a vécu à l’extérieur ne reflète pas ce qu’on a vécu à l’intérieur. On a pas osé dire et ça nous reste dans la gorge ou sur l’estomac, ce sont les colères refoulées, les sentiments de honte et d’indignité, etc. Le mensonge est de ne pas voir cela, de ne pas voir cette distorsion entre ce que l’extérieur nous renvoie, l’histoire que l’on se raconte, et comment on l’a vécu ou ce que l’on a vécu, vraiment. Le désir de sagesse qu’est la philosophie, c’est le désir de vérité : le désir de voir la vérité, de se voir, de se réaligner, d’être en paix avec soi-même.

Les âmes du Purgatoire sont des âmes pénitentes : des âmes qui apprennent le pardon et à être pardonnées. En ce sens, la digestion ou l’indigestion est en rapport avec le pardon et le jugement, sur comment on perçoit sa propre réalité et sur quel rapport à nous-mêmes on entretient. Si l’on se pardonne, ou si l’on se juge. Si l’on accepte de laisser couler la vie en nous à nouveau, ou si on garde un nœud – à l’estomac. On peut comprendre le pardon et le péché – pardonner ses péchés, la purification des « 7P » – sous un autre angle avec l’enseignement de Mère4 : le péché, c’est d’avoir reçu la vérité et de ne pas avoir agi en conséquence. Le pardon, ou l’effacement du péché, c’est lorsqu’on se met en action, lorsqu’on agit en fonction de la vérité perçue, de la prise de conscience que l’on vient de faire. On retrouve ainsi la définition de l’intellect sain ou malade que donne Dante : on est sain d’esprit lorsqu’on est capable de recevoir la vérité (ce qui devrait être naturel, normal, c’est dans la nature de l’âme) ET d’agir avec.

Nous voici donc avec de nouveaux poteaux indicateurs : la vérité, l’harmonie et l’équilibre pour la santé ; le mensonge, la peur et la discordance pour la maladie. Retrouver la santé, c’est retrouver son équilibre, qui passe par le rééquilibrage des excès – et sur tous les plans, le rééquilibrage, la purgation ne sont pas très confortables. Quelle part de moi je nourris ? Qu’est-ce que j’alimente ? Qu’est-ce que je ne digère pas ou me force à avaler, alors que c’est indigeste ? Est-ce que l’excès est au niveau physique, ou suis-je trop dans le mental, ou trop dans l’émotionnel ? Voilà des questions balises pour se détoxifier.

Sarah Stutzmann, sans titre

1Conv, III, III.

2Conv. IV, XV.

3 Paradis, XXX, 64, 96.

4 Compagne spirituelle de Sri Aurobindo, qui a exploré la spiritualisation de la matière, de son propre corps, qu’elle relate dans ses Carnets ou le Yoga de la Santé.

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